nicolas giraud
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Timeline, 2019
 


"timeline tajm.lajn féminin (Anglicisme informatique) Chronologie, historique informatique.

…la localisation (pour le GPS, uniquement avec un iPhone branché à l’allume cigare tandis que des services de géolocalisation comme FourSquare devront se repérer via les antennes-relais, afin de ne pas drainer la batterie) terminer une tâche (comme l’upload d’une photo sur Flickr), même si un autre programme a été ouvert avant la fin de l’envoi En revanche, impossible de gérer la mise à jour d’une timeline Twitter ou de garder un logiciel de messagerie instantanée ouvert dans une fenêtre. — (20minutes.fr)"

Wiktionaire


"La chaîne ne correspond pas à l'image que je m'en étais faite. […] Je me représentais la chose à un rythme rapide — celui des « cadences infernales » dont parlent les tracts. « La chaîne » : ces mots évoquaient un enchaînement, saccadé et vif.

La première impression est, au contraire, celle d'un mouvement lent mais continu de toutes les voitures. Quant aux opérations, elles me paraissent faites avec une sorte de monotonie résignée, mais sans la précipitation à laquelle je m'attendais. C'est comme un long glissement glauque, et il s'en dégage, au bout d'un certain temps, une sorte de somnolence, scandée de sons, de chocs, d'éclairs, cycliquement répètes mais réguliers. L'informe musique de la chaîne, le glissement des carcasses grises de tôle crue, la routine des gestes : je me sens progressivement enveloppé, anesthésié. Le temps s'arrête."

Robert Linhardt, L'établi


"Elle était donc en train de se demander (avec effort, car la chaleur lui engourdissait quelque peu l'esprit) si le plaisir de tresser une guirlande de pâquerettes valait la peine de se lever pour aller cueillir les pâquerettes, quand soudain un lapin blanc aux yeux roses passa près d'elle en courant.

Alice n'y vit là rien de particulièrement remarquable, pas plus qu'elle ne s'étonna d'entendre le Lapin dire entre ses dents: Oh là là ! Oh là là ! Je vais être en retard ! […] Tout de même, quand le Lapin en vint à tirer une montre de son gousset, consulta cette montre et se remit à courir de plus belle, Alice se leva d'un bond, car il venait de lui traverser l'esprit qu'elle n'avait jamais vu de Lapin avec gilet, gousset et montre."

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles


"Pour l'homme tribal, l'espace était un mystère impossible à contrôler. Pour l'homme technologique, c'est le temps qui apparaît tel. Le temps est chargé de mille décisions et indécisions qui terrifient une société qui a cédé une si grosse part de son  autonomie à des processus et des routines purement automatiques. Le problème consiste, dés lors, à contrôler la panique en "tuant le temps" ou en le déchiquetant, en le syncopant en ragtime – littéralement en lambeaux de temps."

Marshall Mc Luhan, The Mechanical Bride
 Je suis en train de lire. Mon regard peine à suivre la ligne. Il saute à la suivante, se déplace dans la page, s'impatiente. Je dois faire l'effort répété d'un retour à la linéarité du texte. Je reconnais bien cette inattention, cette impatience du regard, c'est celle qu'il adopte avec les interfaces numériques, où il s'est habitué à utiliser l'écran comme un espace de jeu vidéo, un labyrinthe responsif qui se déploie dans toutes les directions.

L'espace en deux dimensions de la page ne diffère pas pourtant formellement de celui de l'écran, tactile ou non, mais sa nature est radicalement autre. La page ne me donnera accès qu'à elle-même, je ne peux la dépasser que dans la continuité linéaire du texte, en venant de la page précédente, en allant vers la suivante. Je ne peux l'activer que par la pensée que produit le texte en moi.  La linéarité du texte sert de socle à la mobilité de ma pensée. À l'inverse, la linéarité n'est qu'une modalité mineure de l'écran, surtout lorsqu'il est notre interface avec l'ordinateur. Ce qui compte alors ce n'est pas la continuité du texte, mais c'est au contraire son éclatement. Le texte ouvre sur d'autres textes, s'accompagne d'images qui sont réunies dans des ensembles ouvrant sur d'autres ensembles et d'autres images, que je pourrai voir, mais aussi combiner avec mes propres images, les transmettre et recevoir en échanges d'autres objets, des images, du texte, du son, principalement des informations, c'est-à-dire justement autre chose que du texte des images ou du son, puisque l'information ne vaut d'abord que pour et par son organisation et sa circulation.

Pour l'interface numérique ou inform-atique, le contenu est secondaire. Ce qui est importe est la manière dont le contenu s'agrège et se désagrège. Et si le propre de l'information est son mouvement, sa valeur varie selon sa position dans l'espace et dans le temps. C'est pour cela que je ne peux jamais cesser de consulter l'appareil, ne jamais cesser de le "rafraîchir", puisque rien n'est plus vieux que le journal de la veille, ou de la minute d'avant. De fait, l'interface numérique n'a de valeur que si elle est synchronisée avec le présent immédiat. Il me faut sans cesse la mettre à jour et dans le même temps me mettre à jour, dans un processus infini qui semble être son programme et sa finalité secrète. La time-line remplace la chaine de montage comme un nouvel espace technique imposant un rythme que je dois suivre, sans quoi je risque non plus d'être exclu de l'usine, mais d'être coupé de mon propre existant.

Dans l'établissement de cette posture comportementale, l'apparition de la Game Boy en 1989 représente un tournant digne d'intérêt. Avant les consoles portables, le jeu vidéo se pratique dans des lieux dédiés, puis à domicile où le jeu vidéo aboutit l'autonomie de l'écran de télévision. Au lieu de la diffusion d'un programme commun et linéaire chaque utilisateur se trouve désormais isolé, engagé dans une interaction identique mais personnalisé avec le jeu vidéo. Si la télévision hertzienne fonctionne selon un système de chaînes qui me maintiennent chez moi, la console de jeu correspond plutôt au principe du bracelet électronique. Elle ne m'assigne plus à un lieu et une temporalité donnés, mais elle fait de tout endroit où je me trouve, une extension de l'emprise carcérale. Comme un détenu en liberté surveillé, je peux m'éloigner du complexe technique urbain, mais je dois y revenir régulièrement pour charger à nouveau le terminal.

La console portable produite par Nintendo n'est pas la première, mais elle instaure la domination d'un paradigme technique. 118 millions de Game Boy sont vendues en 10 ans, sans parler des modèles concurrents. Ce que permet la Game Boy c'est une neutralisation de l'espace physique. Quelque soit l'endroit où je me trouve, je garde un accès égal à l'interface. Alors que la télévision prétend encore produire du contenu, la console de jeu assume la prédominance de son dispositif. Sa seule fonction est de me maintenir devant l'écran, à mon poste, où que je sois. Tetris, le jeu phare de la Game Boy ne développe aucune autre qualité que la dextérité nécessaire à l'ouvrier travaillant à la chaîne. Trente ans plus tard, Candy Crush fonctionne toujours selon le même principe, développant les qualités dont j'aurai besoin pour remplir des tableurs, rédiger des rapports ou remplir des formulaires avec efficacité. Dans le même temps, il me permet de combler les temps-mort ou les temps de pause entre deux notifications.

D'une manière générale, le temps numérique n'est pas lié à la nature de l'activité menée, mais à sa structure. Aussi, peu m'importe que ce soit un temps de loisir ou un temps de travail. Le temps dit "libre" est en fait libéré de l'histoire; ne rien garder du passé ou du futur pour se consacrer exclusivement et servilement à l'entretien du présent.[1] Privés de toute continuité, cette obsession pour la timeline, littéralement la chaîne du présent, nous conduit à un éclatement persistant. J'ouvre une application, puis une autre, chaque information me conduit à une autre selon une logique qu'architecture la compétition entre les algorithmes des différents systèmes que j'emploie. Je ne peux prendre la mesure de l'espace numérique. La seule chose dont je peux être sûr c'est que celui-ci m'excède. Lorsque j'éteins l'ordinateur, le téléphone, la console ou la télévision ce n'est pas parce que j'en serai venu à bout, mais bien au contraire parce que ceux-ci auront eu raison de moi. L'inquiétude qu'ils produisent n'a pas non plus de fin, tant que je suis off-line, je crains toujours de prendre sur la chaîne un retard irrémédiable.

Comme les ouvriers qui pensent être sortis des usines Lumière, nous ne sommes sortis de l'usine que pour entrer dans l'image où nous poursuivons le même travail machinique, cette fois dans le champ symbolique. Il est intéressant de voir comment cette exploitation du travail symbolique évolue entre le film Matrix sorti en 1999 et Ready Player One sorti en 2018. En 1999, la situation est décrite littéralement comme celle d'une exploitation de l'homme par les machines, une situation historique qui demande une prise de conscience et une révolte "dans le réel". Vingt ans plus tard, le film de Steven Spielberg pose avec cynisme le modèle quasi-utopique d'une société sortie de l'histoire, contrôlée par des policiers, des avocats et des entrepreneurs. Les membres de cette société se "révoltent" mais l'objet de leur révolte est le maintien de leurs existences virtuelles. Non seulement la révolte n'a pas lieu "dans le réel", mais elle vise explicitement à maintenir l'aliénation des corps, par et dans le virtuel. La révolution revendique le maintien de l'illusion.

En situant explicitement l'existence de ses personnages dans l'image plutôt que dans l'espace occupé par leurs corps, Spielberg produit un tableau assez juste de la construction de nos sociétés. Puisqu'elles ont lieu dans l'image, toutes les actions dématérialisées n'y auront de portées que symboliques. Lorsque je mets en ligne une photographie de mon repas et que celle-ci reçoit en échange un certain nombre de gratifications – petits cœurs, pouces levés ou autres interjections graphiques – il y a bien transaction. Mais cette transaction, même si elle pourrait dépasser sa fonction symbolique, ne peut être valorisée qu'en dehors du système d'équivalence transactionnelle. Il faudrait, pour le dire simplement, pouvoir convertir la monnaie en quelque chose d'autre. Or comme l'expose avec justesse le film, l'autorité régulatrice de la société réside justement dans un très strict contrôle de l'accès à l'extériorité du dispositif virtuel. La société, telle que modélisée par Spielberg, me propose d'échanger ce que je possède contre une monnaie fictive et organise sa dépense symbolique. Un peu comme dans un Casino, c'est la conversion inverse qui s'avère presque impossible. Alors que les personnages peuvent dépenser avec une intense facilité, la possibilité de gagner un salaire autre que virtuel semble absente de la société décrite.

Or c'est bien l'interface numérique qui maintient le corps social dans sa propre simulation ; rien ne peut y advenir puisque même la révolution se produira virtuellement. Dans un tel système, la rétribution immédiate offerte par l'économie du symbolique est le meilleur barrage contre la possibilité d'une pensée politique qui serait menée à son terme. Et l'on voit bien que le contrôle ne s'exerce pas directement sur le corps social mais sur sa fiction. Renverser le dispositif demande d'abord de saisir l'opacité et l'opérativité fondamentales de l'interface. À partir de là seulement il devient possible de faire sauter simultanément deux verrous, l'un garantissant la sécurité de l'autre :

1. Il faut sortir du rythme imposé par la chaîne, rythme qui rend impossible toute pensée.

2. Il faut penser pour saisir le système de croyance qui nous maintient devant la chaîne.

À l'orée de la révolution industrielle, Lewis Carroll écrit Alice au pays des Merveilles. L'un de ses personnages principaux, le Lapin Blanc, est pourvu d'une montre à gousset et court durant tout le livre.[2] Le Lapin Blanc est en retard mais en retard sur quoi ? Le plus probable est qu'il est en retard tout court, structurellement en retard dans son rapport au mécanisme de la montre. En filigrane évidemment le retard s'incarne dans l'autorité propriétaire du mécanisme (la Duchesse). Ce qu'on néglige de voir c'est combien la technique n'est pas seulement un outil de l'autorité, mais qu'elle fonde cette autorité. Je ne peux être en retard que dans un temps prédéfini.

La cloche puis l'horloge ont déjà modifié le temps en le découpant et le rythmant, permettant ainsi de distinguer des activités diverses, permettant de mesurer, donc de monnayer le temps. La technique émerge en synchronie avec l'essor de l'industrie et du capitalisme. L'aliénation pourrait être envisagée comme la neutralisation temporaire de ma présence au temps. Elle est l'organisation extérieure de mon rapport au temps et produit une contrainte abstraite sur mon corps. Je ne mange plus lorsque j'ai faim mais lorsqu'il est l'heure de manger, je ne me repose pas lorsque je suis fatigué mais lorsque sonne l'heure de la pause, des vacances ou de la retraite.

L'interface numérique pousse plus loin puisqu'elle désarticule le temps lui-même, mon corps n'expérimente plus un temps continu, vécu selon les moments comme libre ou contraint, il s'éparpille entre les débris d'un temps morcelé. Je dois me constituer dans un temps éclaté, en me déplaçant d'un fragment à un autre en conciliant le passage fébrile d'un temps physique à un temps technologique. La temporalité du corps entre en compétition avec celle d'une multitude d'algorithmes, activés par les actions combinées d'une multitude d'autres entités, individus, entreprises, bots ou spams, où qu'ils se trouvent dans le monde, uploadant ainsi avec chaque notification l'ADN d'un mode particulier de relation au temps, écrasant et recombinant les cultures, les technologies et les fuseaux horaires.

Le nœud du problème ne réside pas seulement dans l'interface mais aussi dans son occultation. La technologie, dans son fantasme énoncé du temps réel, du live, de l'instantanée – snapchat, instagram – ne signe pas seulement son obsession du présent, mais se donne aussi comme toujours comme immédiate. En nous prenant de vitesse, la technologie laisse entendre qu'elle ne compte pas. Pourtant, cette interface qui se présente comme un contact avec l'autre est en fait d'abord un contact avec le dispositif technique. L'autre, symétriquement, n'est pas tant en contact avec moi qu'en rapport avec la même interface. La question se pose de pourquoi ces interfaces ne s'assument jamais comme telles, mais au contraire tachent de s'effacer toujours plus, de se fondre en moi, au point que bientôt je ne saurai plus les distinguer de mon corps. L'intermédiaire du code disparaît progressivement, c'est désormais le doigt ou la rétine qui active l'interface, le chiffre s'incorpore.[3]  

Aujourd'hui, si je veux poser une question à X ou Y, je lui écris sans même y penser. Mon cerveau pourra bientôt effectuer cette opération presque seul, mais déjà les interfaces existantes sont des extensions naturelles de mon corps physique. L'interface redéfinit et unifie mon environnement social et mon environnement personnel. J'écris à X ou Y sur l'une des quatre ou cinq plateformes de messagerie que j'utilise durant mon temps de veille, indifféremment pour ce qui relève de mon travail ou de ma vie privée. Quelle que soit l'heure, X ou Y me répond, validant le fait que je ne suis pas à ce moment-là réellement isolé dans un lieu donné, mais que nous partageons en permanence un même espace et que cet espace ne peut plus être défini comme personnel ou professionnel, ni comme public ou privé. Au point où je ne suis plus certain de pouvoir encore être seul, puisque si je m'isole je me sens en vérité plus que seul, amputé d'une part de moi-même, puisque X ou Y et plus encore les interfaces qui les manifestent sont désormais vécus comme des extensions de mon corps. Pourtant ce "lieu commun" n'est pas tant une communauté qu'un mode singulier de mise en relation. Et ce mode relationnel est occulté, décuplant ainsi son influence sur les relations qu'il établit. La technologie est d'autant plus puissante que nous l'intériorisons. Pourtant, ce qui fonde cette incorporation de la technologie, son immanence et son immédiateté, n'est pas un fait technique, mais est fondé sur une double croyance :

D'une part nous croyons que la technologie ne pourrait être autre que ce qu'elle est. D'autre part nous croyons en la technologie.

Nous croyons que la technologie ne peut être autre parce que nous la pensons depuis le point de vue technologique, produisant ainsi une illusion d'immanence. Pourtant, la technologie est le produit de décisions humaines qui construisent en retour son environnement d'action. Il en découle deux choses. D'une part que la technologie ou la science est d'abord une construction, cette construction pourrait donc être différente. D'autre part que cette construction est fondée sur les conditions et les directions de la recherche technoscientifique, lesquelles dépendent notamment de son financement. Elle ne peut donc s'inscrire en dehors de tout cadre idéologique. Dans un essai sur l'innovation scientifique, David Graber se demande pourquoi les années 2000 n'ont pas vu apparaître les voitures volantes, les sources d'énergie autonome ou l'automatisation totale du travail, des choses qui semblaient pourtant à porté de main un demi-siècle plus tôt. Il écrit:

"Les technologies qui sont apparues, ont été, dans la quasi-totalité des cas, celles qui étaient les plus propices à la surveillance, à la discipline du travail et au contrôle social. Les ordinateurs ont ouvert certains espaces de liberté, comme on nous le rappelle sans cesse, mais loin de conduire à l'utopie du non-travail qu'avaient imaginé Abbie Hoffman ou Guy Debord, ils ont été utilisés de façon à produire l'effet contraire. Les techniques de l'information ont rendu possible une financiarisation du capital qui a plongé les travailleurs dans un endettement toujours plus désespéré, tout en permettant aux employeurs de créer de nouveaux régimes de travail "flexibles" qui ont détruit la sécurité de l'emploi traditionnelle et conduit à une augmentation massive du temps de travail total dans pratiquement toutes les composantes de la population. Avec l'exportation des emplois industriels traditionnels, cette évolution a provoqué la déroute du mouvement syndical et détruit ainsi toute possibilité réelle de politique ouvrière de classe efficace. Pendant ce temps, en dépit d'un investissement sans précédent dans la recherche médicale et dans la recherche en sciences de la vie, nous attendons toujours des traitements contre le cancer ou même le rhume; mais les percées médicales les plus spectaculaires que nous avons vu ont été tout autres : des médicaments comme le Prozac, le Zoloft ou la Ritaline, sur mesure, pourrait-on dire, pour garantir que ces nouvelles exigences professionnelles ne nous rendent pas complétement fous – et dysfonctionnels."[4]

La recherche se produit toujours dans un cadre idéologique donnée qui en limite le champ d'action et oriente les résultats produits. Entre deux pistes, celui qui finance la recherche ne va pas choisir celle qui sera la meilleure, mais celle qui sera la plus rentable pour lui. Ces orientations déterminent les résultats exploitables. De la même manière, ils déterminent un point de vue d'où il faut considérer le fonctionnement et l'usage des dispositifs. Les utilisateurs des applications de rencontres se plaignent généralement de ce que leurs applications ne les mènent à rien. Ils remettent généralement en question le fonctionnement de l'outil qui ne marcherait pas, ou plus douloureusement eux-mêmes, qui ne serait pas adaptés, produits défectueux d'un marché fluidifié par les algorithmes. Et pourtant, tout fonctionne en réalité parfaitement, dès lors que l'on envisage les choses du point de vue du dispositif. Si l'application de rencontre permettait à chacun de trouver facilement son ou sa promise, elle produirait en même temps sa disparition, l'utilisateur trouverait dès son arrivée dans le dispositif une raison de s'en passer.[5] Chaque technique étant engagée dans un modèle de rentabilisation, on peut supposer que son intérêt propre est totalement opposé à celui de l'utilisateur. L'application pour perdurer, demande que j'y passe le plus de temps possible. Ainsi sa fonction optimale n'est pas de me faire rencontrer l'âme sœur, elle est de me maintenir dans l'illusion que cela va arriver. Ce principe, nous le savons, est construit et contrôlé en faisant appel à une combinaison d'outils techniques, de sciences cognitives, fruit de recherches avancées et coûteuses et qui fonctionnent comme des outils d'une très grande précision. Si ça ne marche pas en apparence, c'est que ces outils que l'on utilise sont incorporés dans un dispositif qui nous utilise. Là où nous pensons orgueilleusement être ceux qui bénéficient de la technologie, nous sommes en fait la matière première d'un processus plus vaste.[6]

Or, si nous croyons si aveuglément en l'immanence, l'immédiateté et la bienveillance de la technologie, c'est qu'avant tout nous croyons en la technologie. Si nous avons peine à saisir en quoi la technique fonctionne d'abord comme outil idéologique, c'est que celle-ci est prise dans une construction idéologique plus large qui est celle du progrès. Et si cette idéologie du progrès ne peut être questionnée, c'est que tout en se donnant comme rationnelle, elle relève en dernière fin, d'une croyance religieuse. On pourra s'appuyer ici sur les thèses de Pierre Musso qui expose comment le Christianisme évolue progressivement pour se constituer en une religion industrielle. Cette religion reprend le contrat de la religion catholique où l'Église organise la soumission aux règles religieuses contre la promesse d'une vie meilleure dans l'au-delà. Après un glissement des différents concepts, c'est aujourd'hui l'Entreprise qui endosse le rôle de structure organisatrice et qui sur la base d'une croyance dans le progrès à venir, s'assure de la docilité des travailleurs et consommateurs.

La transition s'effectue à partir du dogme catholique même : "le pouvoir de l'institution monastique, écrit Pierre Musso, est inscrit dans sa capacité à fixer le rythme pour organiser la vie et les activités. Alors qu'il n'aurait dû être qu'un lieu de prière hostile à l'économie, le monastère adopte le travail manuel, la mesure et les techniques pour son organisation rationnelle et réglée : il apparaît comme l'ancêtre de la manufacture puis de l'usine. Non seulement les moines sont des mécaniciens et des inventeurs, mais leur mépris du corps ouvre aussi la voie à la machine."[7]

L'industrie s'élabore donc comme culte fondé sur une croyance dans la science et le progrès. L'usine puis l'entreprise leurs servent d'église. Musso considère que "la religion industrielle formule dans des textes, des images, des lieux et des objets la foi dans cette grande promesse. La foi industrialiste opère au nom de cette "révolution" fondatrice, annonçant un nouvel "âge d'or" terrestre, le bonheur à venir, bonheur promis de façon récurrente à l'occasion de chaque vague d'innovation technoscientifiques, tantôt par une nouvelle sociale messianique, tantôt par des héros-entrepreneurs ou des techno-génies, de Henry Ford à Steve Jobs. La répétition du récit mythique de la "Révolution industrielle" permet, entre autres, de marginaliser toujours plus la "révolution politique" au profit d'une vision du monde portée par les industriels, les savants et les ingénieurs, fabricants des techniques toujours plus complexes et révolutionnaires."[8]

Si je prends à rebours le raisonnement qui me mène jusqu'à l'hypothèse d'une religion industrielle, je suis en mesure de cartographier avec précision la gêne que produit "en moi" la présence des interfaces numériques. Cette gêne se fonde sur une dissonance entre la promesse technologique et sa rétribution réelle. Là où je devrais vivre en individu "augmenté", mon sentiment est d'abord celui d'une diminution, d'un éclatement, sinon d'un déchirement, à la fois dans l'espace et dans le temps. Nous avons en réalité peu de temps pour penser cet inconfort. Si nous le percevons, nous en cherchons d'abord la cause dans un dysfonctionnement de la technique, ou en nous, supposant que nous serions de mauvais utilisateurs des outils qui sont à notre disposition. Or ce qu'il faut supposer c'est que l'outil fonctionne à la perfection, mais que nous n'en sommes pas les utilisateurs. Ce qui nous empêche de faire ce pas de coté est un édifice fiduciaire complexe. La technologie se donne en effet comme transparente, pratiquement intégrée à nos corps, si bien que nous ne pouvons d'abord la distinguer. Si nous le faisons nous ne pouvons souvent penser son usage que dans l'environnement qu'elle a elle-même défini. Notre corps lui-même dysfonctionne mais il a d'autant plus de mal à se défaire de ce dysfonctionnement qu'il l'a laborieusement appris, indifféremment dans le jeu et dans le travail.[9] Il a d'autant plus de mal à en prendre conscience que sa technicisation, synchronisée avec celle de son environnement sature ses affects et son attention, par des satisfactions et des rétributions d'autant plus efficaces qu'elles sont symboliques, d'autant plus hypnotiques qu'elles ajoutent à leur action un rythme précis qui nous empêche à la fois de penser et de devenir fou. À l'horizon de ce dispositif d'exploitation du temps, passé les spectacles divers du cinéma ou de la politique, c'est une religion de la technique qui nous impose la technologie comme dogme et le management comme culte. Évidemment, ce n'est ni la technique en elle-même, ni le dispositif religieux qui produisent ce que pourrait désigner par le terme classique d'aliénation. C'est plutôt la manière dont ce dispositif produit le contrôle et l'exploitation des corps qui y sont soumis. L'interface numérique est un dispositif réversible, elle m'utilise autant, sinon plus que je ne l'utilise, elle modifie mon corps et mon environnement.

En un sens je suis réconforté à l'idée que cette angoisse que je ressens face au temps haché de la technologie soit le résultat d'une organisation précise du réel par l'homme. Je suis rassuré de ne pas être fautif, mais rassuré également qu'il s'agisse là d'une construction, aussi vaste soit-elle. Cela implique d'une part que cette construction n'est pas la seule construction possible, mais également que cette construction peut être modifiée. Il ne s'agit pas de lutter contre le Progrès, il s'agit de prendre en compte le fait que le "Progrès" n'est qu'une modalité d'organisation du monde, une manière de considérer l'homme et son environnement et que cette modalité particulière n'est maintenue comme la seule option qu'au prix d'une double violence. Non seulement le progrès porte sa part de violence en m'assujettissant à un certain nombre de dispositifs d'exploitation, mais il s'appuie également sur une violence structurelle pour maintenir le règne de sa modalité particulière comme seule option, aux dépends des autres possibilités du monde. Il suffit de voir la place que prend la notion de "démocratie" dans la rhétorique des opérations militaires occidentales de ces soixante dernières années – quand bien même la plupart de ces occurrences pourraient sans dommages être remplacées par le terme d'hégémonie. Imposer un modèle de fonctionnement, c'est garantir que les comportements adviendront dans ce cadre prédéfini.

La violence du dispositif ne doit évidemment pas être réduite à sa seule violence explicite via l'action policière ou militaire. Il convient d'envisager la violence structurelle du dispositif que David Graber définit de la manière suivante : "Des structures qui n'ont pu être instituée et maintenue que par la menace de la violence, même si, dans leur fonctionnement ordinaire, quotidien, aucune violence physique réelle n'est nécessaire. Si l'on y réfléchit, cette définition s'applique à la plupart des phénomènes généralement classés sous la rubrique "violence structurelle" dans la littérature – racisme, sexisme, privilège de classe –, même si leur mode opératoire réel est infiniment plus complexe."[10]

On peut trouver exagéré, le raisonnement qui lie la violence structurelle à la difficulté de se concentrer pour lire ou écrire. C'est pourtant précisément la question qui sert de point de départ à Virginia Woolf lorsqu'elle réclame pour les femmes, la possibilité d'avoir "une chambre à soi". C'est la même question que pose Jack London lorsque son personnage l'ouvrier Martin Eden, laminé par sa journée de travail, tente le soir de lire ou d'écrire. Dans les deux cas, ce qui est demandé, au nom d'un groupe humain, n'est souvent pas identifié par ce même groupe. Tant qu'il est privé de la possibilité de penser, l'ouvrier, la femme au foyer ou le travailleur contractuel n'est pas en mesure de s'envisager comme exploité. C'est bien là notamment le paradoxe relevé par Robert Linhardt en découvrant le monde de l'usine.[11]

Pour l'individu occidental, le réel est polarisé par un décor factice et donc inopérant; il travaille pour accéder ensuite aux loisirs. Pourtant cette dichotomie masque le fait que cet espace de loisir a été colonisé par celui du travail produisant notamment ce qu'on désigne comme l'économie de l'attention. De manière symétrique, l'ethos des loisirs a colonisé celui du travail, produisant tout un ensemble de concepts "bienveillants" tels l'open-space, le télétravail, le Friday wear, etc. Cette reconfiguration profonde du contrat ne s'est pas faite à partir de revendications sociales ou de révolutions, elle s'est effectuée techniquement, par le haut, à l'initiative des entreprises. Cette réorganisation semble rendre plus sympathique l'image du travail et toujours plus nombreuses les possibilités de loisirs, au point d'ailleurs de rendre volontairement difficile la distinction entre les deux. Evidemment ce qui apparaît en filigrane c'est un constant perfectionnement de l'organisation du temps, au service de la "religion technique". Pouvoir me concentrer pour lire, c'est avoir et reconnaître la possibilité de penser. Pouvoir me concentrer pour écrire c'est disposer d'un temps qui ne soit pas "employé", c'est-à-dire qui ne soit pas au service d'une activité qui m'est étrangère. La question fondamentale est de savoir si j'emploie mon temps à ce qui me paraît significatif, qu'il s'agisse d'un temps de travail ou d'un temps de loisir, que je l'emploie pour moi ou que je le consacre à des relations personnelles ou sociales effectives. Si ce n'est pas le cas, on peut supposer que ce temps a été siphonné, avec mon consentement, avec le même mélange de rouerie et de menace qui a déjà conduit certain à échanger leurs terres ou leurs biens contre de la verroterie.

Ce que produit la réorganisation scientifique et technique du temps n'est pas qu'une exploitation systématique de nos ressources temporelles. C'est également la construction d'un décor qui rend inopérant toute possibilité d'accès au temps. Exactement comme un certain nombre de sociétés œuvrent à une privatisation des ressources en eau, d'autres travaillent à la privatisation des ressources temporelles. Cette privatisation opère par le remplacement méthodique des choses par leurs images. L'individu contemporain voit son existence progressivement délocalisée dans le champ symbolique qui se dresse comme décor opératif. C'est littéralement le décor produit par le film de Spielberg discuté plus haut.[12] Le propre de l'image, telle qu'elle innerve aujourd'hui nos environnements socio-technologiques est de se manifester immédiatement, ce qui est évidemment paradoxal puisqu'elle est par nature une médiation de l'objet qu'elle représente. Mais si elle prend ainsi de vitesse le réel qu'elle est supposée représenter, c'est qu'elle ne s'en embarrasse pas.[13]

À partir de ce constat et de cette analyse d'une occupation et d'une exploitation structurelle du temps, Il convient d'envisager la marge d'action qui est la nôtre. Pouvons-nous considérer la technologie en dehors d'une architecture fiduciaire ? Pouvons-nous décoloniser nos corps et nos cerveaux de l'emprise d'une religion numérique ? Pouvons-nous reprendre pied dans le réel et dans le temps ?

La première hypothèse qui doit être posée est que la civilisation techno-scientifique fondée sur les notions d'efficacité, de profit et de progrès, n'est ni la seule, ni la meilleure façon d'envisager et d'organiser le réel. De là découle un certain nombre d'hypothèses corollaires.

Les alternatives à la civilisation techno-scientifique ne sont pas forcément antagonistes, mais elles se doivent d'être radicalement autres. Elles ne visent pas la destruction du modèle dominant, mais elles visent à s'établir comme altérité.

Puisque le modèle dominant aspire à l'hégémonie, toute aspiration à l'élaboration d'un modèle différent sera perçue comme hostile en ce qu'elle produit une déconstruction du modèle techno-scientifique. Cette déconstruction n'est pas une déconstruction sociale, mais au contraire une reprise, étant donné que le modèle techno-scientifique a évacué la politique pour la remplacer par la gestion managériale.

L'élaboration d'une altérité n'est pas anti-scientifique, ce qu'elle vise c'est à désamorcer le fondement religieux des croyances qui polarisent le modèle scientifique. Un modèle alternatif peut parfaitement intégrer une dimension techno-scientifique, mais il devra déconstruire la structure fiduciaire qui suppose l'hégémonie du modèle techno-scientifique.

Parmi les paradigmes clés du modèle à déconstruire se trouve la notion de progrès dont la forme est celle d'une promesse sans cesse différée. La notion de progrès fonctionne de pair avec l'idée de croissance, fantasme d'une multiplication infinie à partir d'une quantité finie.[14] Cette notion s'applique autant aux ressources énergétiques qu'au corps humain dont on cherche sans répit à booster la productivité. Ce dispositif idéologique opère dans la totalité de ses "espaces modèles", du sport aux rapports sexuels, de l'université à l'entreprise. On note ce caractère particulier de la productivité qui n'est toujours que quantitative (y compris quand il s'agit de qualité celle-ci s'évalue quantitativement).

Kenneth Goldsmith, analysant l'espace littéraire contemporain relève l'augmentation exponentielle de la quantité d'information.[15] Il cite ainsi une étude sur le volume des textes en circulation : "En utilisant les mots comme unité de mesure […], on estime que 4.500 billions de mots ont été consommés en 1980. Et nous avons calculé que la consommation de mots a atteint 10.845 billions de mots en 2008, ce qui correspond approximativement à 100.000 mots[16] par personnes et par jour au USA."

A partir d'un certain stade, on peut supposer que le corps et l'espace humain fonctionnent à un niveau de saturation critique.[17]  Pourtant l'hypothèse d'une réduction des véhicules, du trafic, de la circulation des hommes, des objets ou des informations n'est jamais envisagée, parce qu'il lui manque un socle fiduciaire qui la rendrait à la fois crédible et pensable.

De là découle l'idée suivante : Que la croyance dans le progrès ne peut être désamorcée que par l'existence d'une pensée alternative, fondée sur une évaluation raisonnable des données du monde. Que cette pensée s'enracine dans la compréhension de chacun que la promesse du progrès n'engage que celui qui la reçoit. La question n'est pas de s'opposer frontalement à un modèle surpuissant, elle est saisir que ce modèle ne repose que sur une illusion.

La base de ce dessillement n'est pas une révolution, mais l'accumulation de gestes sensés. Refuser une sollicitation, un achat, une règle, ajuster lucidement son usage du monde. Qu'on ne s'y trompe pas ; ce n'est pas parce que ces gestes sont simples qu'ils sont faciles. Au contraire, on observe une économie propre à ces gestes quotidiens dont l'opération a été balisée par la technique grâce à des processus qui se donnent comme  inoffensifs et bienveillants – user-friendly. À cette échelle quotidienne et anecdotique, chaque geste et chaque choix sont proposés en induisant la réponse souhaitée, produisant par facilité, une cascade de consentements répétés. Or ce sont précisément ces micro-comportements qui forment le règlement au cordeau d'un usage piloté du monde. C'est la somme de ces interdits minuscules qui garantie le maintien de l'ordre. Les remettre en question expose à une réplique dont la violence ne sera qu'en apparence démesurée.[18]

Ce dessillement ne peut être que personnel, mais il ne s'énonce qu'en commun, simplement parce qu'il définit une autre forme des relations individuelles et collectives. De là il est en mesure de produire des structures alternatives et en mesure de les défendre. Une fois encore il ne s'agit pas de refuser le fait technologique, mais il s'agit d'en déplacer les finalités. Il suppose également une clarté de ses finalités.[19]

L'unité est peut-être à chercher à une autre échelle, le corps augmenté dont il est souvent question. Mais le corps augmenté relève encore d'une obsession de la performance. Si l'idée d'un corps augmenté fait sens, elle demande la compréhension de ce que serait cet ensemble augmenté produit par mon association avec la technique et de la place que j'y occuperai, en tant que corps ou en tant qu'individu. Comment penser ce qui serait un corps complet, augmenté et noué à une multitude d'interfaces et d'entités, humaines ou technologiques, puisque dans cet espace où j'existerai augmenté des autres, je suis comme une cellule incapable de connaître le corps qu'elle contribue à constituer ?

De la même manière, ma pensée augmentée est une pensée hors du temps, elle est une pensée de cut-ups, elle relie, établit des liens entres des éléments éparpillés. Parfois le simple fait de trouver ces éléments suffit, non qu'ils me suffisent, mais en les remobilisant, je les livre aux nombreux prolongements de mon corps qui les emploie ailleurs. Là où le texte construit serait habitable à un corps seul, le corps numérique ne doit porter que des informations fragmentaires pour pouvoir exister comme totalité cumulative. La question, à l'intérieur comme à l'extérieur de ce dispositif, est de savoir si l'on peut penser sans violence un lien entre mon corps et un corps autre.




NOTES /

[1] On peut envisager par exemple le succès populaire du Carpe Diem, chez les tatoueurs ou dans les magazines, comme une injonction quant à l'usage du temps.

[2] Il est intéressant d'envisager la réapparition du Lapin Blanc dans le film Matrix cité plus haut, surtout si l'on se place dans la perspective d'une relation entre l'œuvre de Lewis Carroll et la révolution industrielle. On rappelle que cette relation est déjà établie par Marshall Mc Luhan dans son ouvrage Pour comprendre les média.

[3] Il dépasse la prothèse qui augmentent mon corps "de l'extérieur" envisagé par McLuhan– comme la roue qui intervient comme une extension du pied ou la radio comme une extension de l'oreille.

[4] David Graber, Bureaucratie, p.153

[5] Dans le champ des dispositifs de rencontres la distinction faite régulièrement entre l'intérêt sexuel et l'intérêt amoureux peut être envisagée comme un simple leurre. On suppose en effet que le partenaire amoureux idéal s'entend aussi à nous combler physiquement, comme le partenaire sexuel idéal s'entend à nous combler émotionnellement. Cette opposition persiste pourtant comme une explication parfaite au dysfonctionnement du dispositif qui est souvent ramené à la preuve d'une opposition irréductible entre genre. Cette opposition factice fonctionne de la même manière que la distinction entre droite et gauche dans le champ politique actuel. En polarisant le choix sur une dichotomie artificielle, on est de facto détourné de distinctions plus significatives et plus opératives.

[6] Mc Luhan écrit en 1964 : "L'homme devient, pourrait-on dire, l'organe sexuel de la machine, comme l'abeille du monde végétal, lui permettant de se féconder et de prendre sans cesse de nouvelles formes. La machine rend à l'homme son amour en réalisant ses souhaits et ses désirs, en particulier en lui fournissant la richesse. Ce fut un des mérites des études de motivation que de révéler la relation sexuelle de l'homme à l'automobile." Pour comprendre les médias, p.67

[7] Pierre Musso, La religion industrielle d’Occident, p.168

[8] Pierre Musso, La religion industrielle d’Occident, p.453

[9] Le corps dysfonctionne en ce qu'il doit s'établir selon un point de vue autre que lui-même. Du point de vue de son utilité, le corps dysfonctionnel se plie au contraire parfaitement à son utilisation par l'interface.

[10] David Graber, Bureaucratie, p.73

[11] Robert Linhardt, L'établi

[12] Le film se termine par le bouclage précisément de ce décor. Dans la dernière scène, le héros âgé d'une vingtaine d'année est installé dans un vaste loft au décor vaguement bohème. Il est lové dans un fauteuil avec l'héroïne, tous deux sont désormais propriétaires et actionnaires principaux du monde virtuel dans lequel la population passe son existence. Il annonce en voix-off la fermeture bi-hebdomadaire du monde virtuel pour obliger les gens à revenir en contact avec le réel… Bien entendu cette leçon conclue par un sentencieux "There is nothing more real than reality" advient cyniquement dans l'espace symbolique du film.

[13] J'ai un jour eu besoin d'une chemise blanche. Pour plusieurs raisons je ne souhaitais pas utiliser n'importe quelle chemise. J'avais donc le choix entre fabriquer – ou faire fabriquer – cette chemise et chercher dans le commerce un modèle préexistant. Dès ce premier choix on réalise que la fabrication d'un objet est rendu beaucoup plus complexe que son achat. J'ai donc demandé à une amie costumière de m'accompagner pour un temps de shopping. Durant une après-midi, dans le centre de Paris, nous avons visité plusieurs boutiques et grands magasins, vu plusieurs dizaines de modèles de chemises dont il a fallu mesurer la qualité du tissage, la nature du coton, la coupe et la finition. La leçon de cette expérience est double.
D'une part l'exercice est épuisant, en ce qu'il demande un engagement intense dans la matérialité des choses. Comme dans un pays dont on ne maitrise qu'imparfaitement la langue, il nous faut faire preuve d'une mobilisation totale de notre attention pour saisir ce passe vraiment.
D'autre part, il en ressort que la qualité de l'objet n'a pratiquement aucun lien avec l'ensemble de l'édifice symbolique qui nous permet habituellement de l'évaluer. Le prix n'est en rien corrélé à la qualité réelle de l'objet, pas plus que la marque, le discours du vendeur ou les informations règlementaires portées sur les étiquettes du produit. Le seul moyen de mesurer correctement la qualité de l'objet est d'accorder du temps à comprendre sa facture, d'inscrire cette compréhension dans la continuité d'une expérience qui s'affine avec une attention soutenue à l'usage et au devenir de l'objet. Or dans un temps technologiquement morcelé, cette continuité d'expérience et d'attention s'avère beaucoup plus complexe à mettre en œuvre qu'un repli docile vers l'exercice socialement accepté d'une simulation de choix.

[14] La réaction du modèle techno-scientifique aux crises écologiques est exemplaire de ce principe d'irréalité. Devant la crise énergétique liée notamment au pétrole, la réponse élaborée est celle de véhicule électrique, dont le coût environnemental reste identique. De même dans le champ informationnel, la solution du tout numérique, parce qu'elle est dématérialisée, se donne comme une solution neutre, quand le transport et le stockage de données consomment de manière exponentielle des ressources énergétiques démesurées. A aucun moment l'hypothèse d'une réduction quantitative n'est envisagée. Au contraire, les dernières décennies ont vu l'augmentation tant du trafic automobile ou aérien tandis que la quantité de courrier saturait progressivement l'espace mental de chacun.

[15] Kenneth Goldsmith, l'écriture sans écriture, jean boîte éditions, Paris, 2018

[16] Soit la longueur, par exemple, du roman de Georges Orwell 1984.

[17] Il serait intéressant de connaître la quantité de message traité par un individu lambda à différents moments du siècle écoulé, combien de pneumatiques, de télégrammes, de lettres, de mails ou de notification messenger quotidiennes, cela dans le champ personnel autant que professionnel.

[18] Ce n'est pas un hasard si la plupart des régimes totalitaires se distinguent par une accumulation de règlement en apparence absurde comme par la réduction de micro-libertés, par l'interdiction de livres, de films ou de disques.

[19] Pour la première fois [le 16 mars 2018], je me surprends à parler familièrement d'un algorithme. J'en parle avec un ami comme nous aurions pu parler du temps ou d'un objet avec lequel nous vivons. Je réalise que sans aucune connaissance de ses motifs, je conçois l'algorithme comme une entité familière. Après tout, je passe chaque jour plusieurs heures à interagir avec des algorithmes, c'est plus de temps, par exemple, que je n'en passe chaque mois à interagir avec des animaux. Le règne algorithmique m'est donc devenu à mon insu, plus familier, plus domestique que le règne animal. Or il me manque une étiologie de l'algorithme, une éthique du code.