nicolas giraud
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Le Temps donné, 2021

 


 

- Vous partez deux mois à Cadaquès. Qu’est-ce que vous allez faire ?
- Rien.


Marcel Duchamp n’est pas un artiste très productif. Il réalise peu d’œuvres, abandonne sa carrière de peintre pour se consacrer durant huit ans au grand verre, qui se brise lors d’un transport et qu’il finit par considérer comme définitivement inachevé. Délaissant peu à peu l’art, il se consacre à ses amis et au jeu d’échecs. Sa première exposition personnelle a lieu en 1937 alors qu’il a déjà 50 ans, la seconde vingt-six ans plus tard en 1963. Il y a chez Duchamp un désintérêt profond pour le travail, fut-il artistique, et la revendication d’un droit à la paresse, que théorise en 1880 Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, et que réaffirme Guy Debord en 1953, lorsqu’il écrit sur un mur rue de Seine, Ne travaillez jamais.

La paresse donne à Duchamp la maitrise de son temps. Ses contemporains travaillent et cèdent leur temps contre de l’argent. Puis ils tentent de racheter et rattraper ce temps définitivement perdu. Duchamp utilise directement et sans délais le temps dont il dispose. Mon capital c’est le temps, dit-il à un journaliste du Time, et pas l’argent. Ce refus du travail est une opération de change plus fructueuse, qui convertit la paresse en richesse et libère d’importantes réserves de temps que l’artiste dilapide nonchalamment. L’écrivain Henri-Pierre Roché, dira que sa plus belle œuvre est justement son emploi du temps.

Duchamp, qui se désigne comme un ingénieur du temps perdu, détourne et pirate l’administration du temps. Il rejoint Thoreau qui se moque des moyens pompeux de la technique. Certes il faut une journée de marche pour rejoindre la ville la plus proche et seulement une heure de train. Mais pour pouvoir payer son trajet, il faut travailler une journée. Non seulement le marcheur passe une journée plus agréable, mais il arrive aussi le premier. [1]




Jeune artiste, Duchamp se passionne pour les théories liées à la quatrième dimension et l’idée qu’il serait possible de se déplacer dans le temps comme on se déplace dans l’espace. Le ready-made que l’on pense toujours comme un objet, peut aussi se prêter à des manipulations temporelles :

En projetant pour un moment à venir (tel jour, telle date, telle minute), « d’inscrire un ready-made ».  – Le ready-made pourra ensuite être cherché (avec tous délais).
L’important alors est donc cet horlogisme, cet instantané, comme un discours prononcé à l’occasion de n’importe quoi mais à telle heure. C’est une sorte de rendez-vous.

Le ready-made peut-être remis à plus tard, mais être tout de même disponible le moment venu. Durant toute sa carrière, l’artiste se livre à un véritable trafic temporel. Pour payer son dentiste, il dessine un chèque, qui n’est pas encaissé puisqu’il est aussi une œuvre… Ce « Chèque Tzanck » est un échange du temps passé par son dentiste Daniel Tzanck, contre le temps passé à réaliser l’œuvre, du temps contre du temps. Il cède également le grand verre à Walter Arensberg qui a, durant plusieurs années, payé le loyer de son atelier à New-York. Si Duchamp appelle son œuvre un retard en verre, c’est peut-être bien parce que ce retard vient combler une avance de loyer. Limitant ses besoins, il vit aussi durant une partie de sa vie, grâce à une avance sur son héritage, une sorte d’assurance sur la mort et une autre escroquerie, puisque comme le dit son épitaphe; « c’est toujours les autres qui meurent. »


La meilleure œuvre de Marcel Duchamp, c’est son emploi du temps.
Henri-Pierre Roché




[1]   [1]« Cette façon de passer la plus belle partie de sa vie à gagner de l’argent pour jouir d’une liberté problématique durant sa moins précieuse partie, me rappelle cet Anglais qui s’en alla dans l’Inde pour faire d’abord fortune, afin de pouvoir revenir en Angleterre mener la vie d’un poète. Que ne commença-t-il par monter au grenier ! »










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