nicolas giraud
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L’opération mortelle du mécanisme des montres, 2021

 


“I know what you're thinking: 'Did he fire six shots or only five?' Well, to tell you the truth, in all this excitement, I've kinda lost track myself. But being this is a .44 Magnum, the most powerful handgun in the world, and would blow your head clean off, you've got to ask yourself one question: 'Do I feel lucky?' Well, do you, punk?”


Notre présence au temps est un espace inframince entre deux décomptes. D’un coté l’accumulation de nos actions, de notre expérience et de l’autre le décompte du temps qu’il reste. Le compte n’est pas toujours juste, le cinéma d’action métaphorise cette friction sous la figure du compte-à-rebours. Il y a un ultimatum, une bombe, une date, une heure, que marque en chiffres rouges un dispositif caché, mais omniprésent, qui souligne la démesure entre le temps qu’il reste et les actions que le héros doit encore accomplir. Ce n’est jamais la bombe, l’accident ou le virus – à chaque fois un peu plus apocalyptique – qui est à craindre, c’est le décompte du temps, la succession des chiffres. Ce qu’énonce le cinéma d’action, c’est la loi imposée par la mesure ; « il n’y a plus de temps à perdre. »

Deux montres circulent entre les trois personnages du film de Sergio Leone, Pour quelques dollars de plus. Deux montres identiques, avec un portrait identique placé dans le couvercle et dont l’ouverture déclenche les notes d’une même musique entêtante. L’une des montres est conservée par un vieux chasseur de prime, l’autre par son ennemi, qui l’utilise comme décompte pour chacun de ses duels. La montre marque, lorsque le ressort de la boîte à musique est arrivé au bout de sa course, la dernière heure de celui qui l’entend. Jusqu’au duel final, où le vieux chasseur de prime se trouve désarmé face à son ennemi et que s’égrènent, une à une, les notes de la musique qu’il connaît si bien. Alors que les dernières notes se font entendre, alors que la mise à mort du vieux chasseur de prime n’est plus qu’une affaire de seconde, alors retentit la musique de l’autre montre, dans la main de Blondin, l’autre chasseur de prime. L’apparition de l’autre montre relance la musique, l’espoir change de camp, le combat change d’âme, la première montre devient soudain inutile et c’est un nouveau compte à rebours qui s’égrène. Par un hasard qui n’en est pas un, les personnages s’affrontent aux bords d’un vaste cercle de pierre, leurs armes comme les aiguilles d’une horloge à l’arrêt, comme pour bien affirmer que c’est du temps dont il est question, de la durée immobile de l’image emportée par le défilement du projecteur et par le mouvement de la musique.

En mêlant les montres à l’exercice imposé du duel, Leone laisse entrevoir que l’ennemi pourrait-être la loi implacable du temps et de sa mesure. Il laisse aussi entendre que cette loi peut être transgressée, redistribuant les questions centrales du western, celles de la loi, de sa transgression et de la violence qui les traverse. La force de Leone est sa préoccupation d’une forme de réalisme social :

“Le cinéma c’est le mythe intégré à une fable. Ce n’est pas l’industrie du rêve. C’est l’industrie des mythes. Ma volonté documentaire sur le mythe ne peut exclure mon univers d’auteur, même si je préfère montrer le pire de tout, le chasseur de primes. C’est peut-être négatif, mais l’Amérique est un terrain immense pour de tels professionnels. Ils s’y déplacent avec leur informations. Ils sont conscient de leur valeur technique. À nos yeux d’européens, ils pervertissent la loi, mais pour les Américains, ils sont utiles. Ils détruisent les nuisibles.” [1]

Ses trois personnages sont des techniciens qui observent, comptent et planifient. La transgression ou le respect de la loi n’ont pour horizon que l’argent, l’or de la banque ou la mise-à-prix des hors-la-loi, parfois les deux. « Et c’est la plus grand violence qui soit, dit Leone, l’argent comme moteur de l’action. » Pourtant, le moment venu, le cours des choses déraille toujours et derrière l’appât du gain quelque chose d’autre se dessine.[2] « Le colonel est guidé par un mélange de volonté de vengeance et d’absolu désespoir. Pour l’autre c’est l’aventure. L’argent n’est qu’un accessoire. » Le hors-la-loi aussi ne cesse d’être traversé par des images du passé. Quelque chose d’autre s’échange et se transmet, d’autres formes de transactions. La dimension sensible entre en conflit avec la mécanique huilée de l’action. L’image qui est dans le couvercle de la montre, la ritournelle que les personnages ne cessent de faire jouer au cours du film, sont les indices que quelque chose peut être trafiqué. En activant le mécanisme de la deuxième montre, Blondin interrompt le cours inéluctable du duel. Il reprend la scène, redistribue le jeu puis relance l’action. « Now we start » dit-il avant de remonter à rebours le cadran de pierre où se déroule le duel. Puis il s’assoit pour observer, comme un réalisateur qui aurait interrompu un instant le tournage du film pour corriger un plan qui lui déplait, comme un écrivain qui reprend une page. L’artiste, dans sa manipulation de la mémoire, des images et des sons, remonte le temps comme un ressort de montre, pour le rejouer à nouveau. Au creux d’un moment et un contexte historique brutal, non sans ressemblance avec le temps présent, Leone inscrit la possibilité d’un écart, d’un retard, la possibilité d’un agir à contre-temps. Il s’agit du geste artistique, mais comme modèle d’une action anarchiste, du geste amical, fraternel, gratuit, du don ou du jeu, de ce qui compte en réalité.


- Any trouble boy?
- No, old man. Thought I was having trouble with my adding. It’s allright now.





[1] Noël Simsolo, Conversation avec Sergio Leone, Stock, 1987

[2] En témoigne le dialogue final entre les deux chasseurs de prime, où la question de l’argent est justement remise à plus tard, une prochaine fois dont on devine qu’elle n’adviendra justement pas :
- My boy you become rich.
- You mean we become rich, old man.
- No it’s all for you, I think you deserved it.
- What about our partnership?
- … Maybe next time.

Une ligne que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher d’un câble que Marcel Duchamp envoie à son ami Francis Picabia mourant: « Cher Francis, à bientôt. »









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