Survivre à l’exposition, 2018
stratégies, parodies et fictions actes du colloque arts et langages, ENSP
stratégies, parodies et fictions actes du colloque arts et langages, ENSP
Ce texte a été écrit pour le colloque arts et langages de l’école nationale supérieure de la photographie, sur une invitation de Fabien Vallos.
Étant donné une photographie de Rodney Graham et les éléments qui la composent. La photographie se présente dans trois caissons lumineux accrochés cote-à-cote. Elle montre un homme dans une maison d'inspiration moderniste, qui vient de transformer son salon en atelier de peintre. Il a étalé des journaux au sol, des pots de peintures sont ouverts, des catalogues et des ouvrages sur la peinture sont dispersés dans la pièce. L'homme se tient debout, en pyjama, cigarette à la bouche. Il est en train de verser de la peinture jaune sur une toile inclinée et installé à l'envers. On nous raconte que cet homme revient d'un voyage d'affaire à New-York, où il a vu par hasard une exposition de l'artiste Morris Louis. Frappé par la peinture et par son apparente facilité, il s'essaie lui aussi à l'art. La photographie s'intitule The Gifted amateur, Nov. 10th, 1962 et a été réalisé en 2007.
Ce que cette œuvre a de particulier c'est son principe de dédoublement. Nous voyons un artiste amateur, mais ce personnage d'artiste amateur est incarné par Rodney Graham lui-même. La scène est localisé à un point précis dans le temps (et donc dans l'histoire de l'art), le 10 novembre 1962, mais pourtant l'œuvre date de l'année 2007. La photographie semble être l'œuvre que le musée nous donne à voir, et pourtant elle contient une autre œuvre, cette peinture en cours de réalisation et que l'on pourra retrouver d'ailleurs accrochée plus loin dans l'exposition.
C'est à partir de ces écarts multiples, de ces œuvres et de ces personnages que l'on va tenter d'interroger l'actualisation des liens entre l'artiste et le musée. C'est à partir de la mise en récit de l'art, par l'histoire comme par la fiction, que l'on va chercher à définir un champ de manœuvre, entre l'artiste et le musée, entre l'art et le langage, entre l'œuvre et sa fiction. Nous suivrons en cela le moment inaugural du Musée d'art Moderne de Marcel Broodthaers où : "Les discours ont eu pour objet le rapport entre la violence institutionnalisé et la violence poétique."[1]
HISTOIRE(S) de l'ART
En désignant une chose comme une œuvre, on engage l'art dans un discours et dans un travail de fiction. Dès ses premières esquisses, l'histoire de l'art se donne comme une mise en récit, une organisation et une hiérarchie des images. Dans Les Vies de Vasari, l'un des textes fondateurs de l'histoire de l'art occidentale, il est difficile de faire la part entre l'objectivité historique annoncée et le travail d'invention littéraire et politique. Dans l'histoire récente, la modernité peut s'envisager comme une longue bataille pour le contrôle du champ de l'art, où chaque avant-garde parvient à tenir temporairement la ligne de front, jusqu'à l'assaut d'une nouvelle. On reconnait là le modèle tactique de la première guerre mondiale, signe que les enjeux de l'histoire de l'art ne sont évidemment pas circonscrit aux cimaises des musées. On se rappelle par exemple le rôle que joue la CIA dans le développement de l'expressionisme abstrait, manifestation pop parmi d'autres, d'un souci récurrent du pouvoir pour l'influence oblique de l'art.
Le changement qui s'opère, avec "l'effondrement des grands récits", démobilise l'artiste et le l'abandonne dans un espace narratif éclaté. Il n'y a plus un unique récit autoritaire, mais au contraire un espace en apparence ouvert et indifférent. Cette indifférence générale laisse peu de prise aux antagonismes francs et se caractérise d'ailleurs par un quasi-effondrement de la critique d'art, désarmée elle-aussi par cette coexistence d'une multitude de micro-récits équivalents.
Cette absence d'un grand récit n'empêche évidemment pas la présence d'une norme. La permissivité qui semble caractériser le champ de l'art contemporain relève d'abord d'un triomphe de l'idéologie libérale et du dogme de la liberté de choix. Dans ce dispositif, l'artiste professionnel se trouve désormais en charge de sa propre histoire et évolue selon le modèle de l'entrepreneur capitaliste. Sa production cesse de relever d'un régime singulier pour rejoindre celui de la marchandise générique. La sortie en 1999 de la Xsara Picasso pourrait par exemple être considérée comme une récupération et une marchandisation de l'image du maître. Mais on pourrait aussi, à l'inverse, l'envisager comme un aboutissement de la nouvelle définition productive de l'art et de l'artiste. En choisissant Picasso, le constructeur automobile produit finalement une simple opération de co-branding, reconnaissant au passage l'efficacité commerciale de l'artiste. Le succès de Picasso tient en partie à son modèle commercial. Il constitue une marque, que l'on reconnaît à sa célèbre marinière. Sa production intensive s'accompagne également de stratégies marketing; les périodes bleue ou rose organisent par exemple la rareté au sein même d'une surproduction tous azimuts. Il s'agit d'un principe que l'on retrouve justement dans le champ commercial, sous la désignation ambiguë de "série limitée".
À l'inverse de cet héroïsme entrepreneurial, la position de Marcel Duchamp ne va cesser de contrarier d'abord l'autorité de l'œuvre puis celle du produit.[2] Par ses refus répétés – tout à la fois refus du travail, de la peinture, de la guerre, et de la production – Duchamp ne s'oppose pas au geste artistique, il s'oppose à l'aliénation que produit une fiction de l'art d'abord envisagé comme guerre militaire puis plus tard comme guerre commerciale. Il invoque comme alternative le droit à la paresse, formulé en 1880 dans un ouvrage éponyme de Paul Lafargue, écrivain et gendre de Karl Marx.
Dans un entretien évoque l'ouvrage de Lafargue et la question du travail : "On ne peut plus se permettre d’être un jeune homme qui ne fait rien. Qui est-ce qui ne travaille pas ? On ne peut pas vivre sans travailler, c’est quelque chose d’affreux. Je me rappelle un livre qui s’appelait Le droit à la paresse ; ce droit n’existe plus."[3]
Ce retrait tactique n'est pas un mouvement de fuite, mais plutôt – à l'image de l'Anabase de Xénophon – une retraite offensive. Le choix de ne pas faire est un geste positif, peut-être l'un des rares gestes efficaces devant la marchandisation progressive de l'art. Mais il gagne en force critique s'il ne s'accomplit pas dans le silence total. Il ne suffit pas de disparaître, encore faut-il que cela se remarque. Le paradoxe s'avère difficile à négocier et conduit souvent à la récupération ou à l'hypocrisie. Pourtant, si comme Bas Jan Ader, l'artiste disparaît corps et bien, est-ce que l'on peut considérer son œuvre comme accomplie ? Et est-ce que cet accomplissement ne relève pas d'un programme romantique dont on sait bien par ailleurs qu'il n'est que l'envers inévitable du dispositif industriel.
De même le refuge dans le langage d'une partie de l'art conceptuel se clôt parfois dans une tautologie qui le neutralise. La stratégie qui consiste à désinvestir le domaine de l'objet pour surinvestir celui du langage, ne suffit pas non plus à désamorcer le système marchand. Elle fait du langage un matériau qui tient désormais lieu de marchandise, quand bien même il ne s'agit plus que de certificats.
Dans tous ces cas de figure, le refus, le choix du moins ou celui du peu, pointent l'écart inframince entre le geste artistique et son énonciation. C'est dans cet espace qu'opère l'acte artistique, par une distance juste entre le geste et sa formulation. Cette relation paradoxale entre l'objet et l'idée est présentée par Robert Linsley dans un texte de 1997 : " Une certaine forme de sensibilité moderniste, qui relie Mallarmé à des artistes contemporains en passant par Duchamp, s'est attaché à concrétiser des idées et des formes de plus en plus immatérielles et n'a pu se maintenir qu'en sacrifiant de plus en plus à la culture de masse. Le modernisme du dandy avec sa lignée aristocratique, s'éteint dans le célibat, sans descendance, s'il ne s'unit pas à son "autre" féminin, la culture de masse."[4]
C'est très précisément cette union perverse que réalise justement Duchamp lorsqu'en 1964 il autorise le marchand Arthuro Schwartz à (re)produire une sélection de ses ready-made. Il entérine le passage de sa position dandy des années 20 – opposée à la mobilisation guerrière et industrielle – vers une position pop qui s'attaque au nouveau dogme central de la consommation et du spectacle.[5]
C'est ce même geste que l'on retrouve chez Warhol, où la peinture, produite à la chaîne vient mimer et miner la production de l'œuvre comme marchandise.
Dans l'œuvre de Warhol, le geste artistique se coupe d'une sacralisation par les seuls canons de l'art, simplement parce que cette dimension sacrée s'ancre désormais directement dans le caractère fétiche de la marchandise. En accordant son travail avec l'ethos capitaliste, Warhol lui donne une efficacité critique qui passe en partie inaperçu dans le champ restreint de l'art. L'équivalence d'une peinture à l'autre, l'indifférence affichée vis-à-vis du sujet ou de la technique opèrent avec efficacité. Elles parviennent à mettre en crise et la garantie de la signature, et la duplication stérile de la marchandise. Warhol et Duchamp procèdent en cela moins par le discours que par un emploi conceptuel des "objets d'art".
Au cours de la carrière de Warhol, la Factory a subi, comme l'économie, une mutation du secondaire vers le tertiaire, permettant ainsi une évolution de son dispositif. A sa mort, Warhol est encore considéré principalement comme un artiste commercial et sa fortune critique reste timide. Sa production résiste en partie à la muséification, le temps que l'écart se comble entre l'intérieur et l'extérieur du musée. La société de consommation finit par digérer le principe de mort qui la fonde et sa structure s'étend pour modeler à son image le champ même de l'art. La Factory en même temps qu'elle est identifiée comme dispositif critique[6] cesse d'en être un, puisque le musée tout entier est rattrapé précisément par la même opération de restructuration idéologique.
THE MUSEUM IS THE MESSAGE
Dans le mouvement d'accélération du système marchand, il advient pour l'art ce qui est advenu pour la lessive, le produit disparaît progressivement derrière la marque, la communication, la diffusion et la distribution. L'objet d'art n'est plus désormais que le support d'une "expérience" de consommation.
Cette transformation du musée s'élabore sur la durée. En 1964, les personnages du film Bande à Part décident de visiter le Louvre. La voix off de Jean-Luc Godard commente les images d'une course à travers le musée :
"Que faire alors pour tuer le temps qui s'éternise demanda Odile ? Franz avait lu dans France-Soir qu'un américain avait mis neuf minutes quarante-cinq secondes pour visiter le musée du Louvre. Ils décidèrent de faire mieux…"
En 1981 le président François Mitterrand annonce l'extension du Louvre et son intention d'en faire un "musée de masse". La proposition de Ieoh Pei Ming et la pyramide installée dans la cour Napoléon réalisent précisément le programme annoncé par Godard d'une accélération du musée. Mais le changement de vitesse annonce surtout un renversement de paradigme. Le musée cesse d'être seulement l'endroit où sont conservé des œuvres, il devient un medium à part entière. La "programmation artistique" rejoint le programme télé et sa notion de "contenu". Les œuvres ne sont plus là désormais que pour meubler.
Si l'on fait le reproche à certaines expositions de ne servir qu'à conduire le visiteur à la boutique souvenir, l'institution invoque la nécessité de dégager des bénéfices pour sa survie et son fonctionnement. C'est négliger opportunément que ce besoin financier n'existe que parce qu'on a modifié la structure du musée pour en faire un medium de masse.
En devenant un medium propre, le musée cesse d'être au service d'une histoire de l'art commune qui en retour lui servait d'étalon et de caution. Public ou privé, il se trouve désormais en concurrence avec les autres musées, mais également avec les parcs de loisirs et les centres commerciaux. A rebours de toute pensée historique, il doit donc entrer dans des logiques de "différentiation", construire une marque et entreprendre la "valorisation" de ses collections. Les œuvres sont transformées en actif et c'est bien dorénavant le musée qui est son seul message.
En témoigne le recul d'une architecture fonctionnaliste au profit d'une architecture signalétique. C'est pour être identifié à un musée que celui-ci est toujours construit par les garants d'une originalité standard : Jean Nouvel, Frank Ghery, Zaha Hadid, Tado Ando… La communication qui entoure ces nouveaux musées est symptomatiquement une communication sur les batiments eux-mêmes, souvent montrés sans œuvres, mais où l'on assiste au grand retour du "chef d'œuvre", ponctuations faciles d'une histoire de l'art en pointillés.
On a pu lire dans la presse que le président Macron et son épouse voulait faire de l’Elysée "un petit Louvre Abu-Dhabi"[7], rappel que le pouvoir ne fantasme jamais le contenu, mais le contenant. Quinze ans après la transformation du Louvre, ce n'est plus la perspective du monument qui excite, mais sa multiplication, c'est le fantasme des franchises et des succursales.
Ed Ruscha, formé dans une école d'art appliquée crée par Ron et Walt Disney, était bien placé pour ressentir la tectonique qui rapproche à nouveau le musée du parc d'attraction. Il saisit sans doute aussi que ce mouvement menace la place et la fonction de l'œuvre dans l'économie de l'art. En 1965, au moment même de la construction et de l'ouverture du LACMA, il peint The Los Angeles County Museum On Fire.
La même année Ben Vautier réalise une boite d'allumette produite par Fluxus et portant des instructions explicites:
USE THESE MATCHS TO DESTROY
ALL ART
MUSEUM
ART LIBRARY'S
READY-MADES
POP-ART
AND AS I BEN SIGNED EVERYTHING WORK OF ART
BURN ANYTHING
KEEP LAST MATCH FOR THIS MATCH
En 1985 Chris Burden mets ce programme à exécution avec une installation appelée Sampson, dans laquelle la circulation systématisée des visiteurs provoque lentement mais surement l'effondrement du musée. L'allusion biblique évidemment n'est pas anodine. En devenant un produit, le musée se trouve aussi en concurrence et donc en conflit avec ses fournisseurs, les artistes qui produisent les œuvres.
Bien entendu c'est encore au niveau du symbole, de l'image, de la métaphore et du langage que se joue la partie. Le problème n'est pas l'existence du musée, mais le nouveau rapport de force qu'il établit avec l'artiste. Détachée d'une continuité historique commune, l'œuvre se trouve sous l'emprise subjective des discours utilitaires produit par les acteurs de l'économie artistique. Dés lors qu'ils cessent de rendre compte à une histoire commune – y compris dans la possibilité de s'y opposer – musées, galeries, marchands, collectionneurs contrôlent par le discours l'opérativité de l'œuvre.
L'obsession contemporaine de la médiation s'impose par exemple aux œuvres et aux artistes comme une grande entreprise de régularisation, l'œuvre cesse d'être un problème puisqu'elle est filtrée par la médiation et se contente sagement de "questionner" ceci ou cela. Le chargé des publics, ou le médiateur avec son tee-shirt coloré, sous couvert d'un accès plus fluide à l'œuvre, s'efforcent aussi d'en gommer les aspérités. Ils accompagnent et encouragent les gestes de transgression proposés par l'œuvre comme dans une attraction foraine. C'est dans le musée même que s'incarne la tension entre la recherche artistique et son instrumentalisation. C'est en cela que la bascule de l'art conceptuel est essentielle car elle rend à l'artiste l'articulation de son œuvre avec le langage et par là même resitue une autorité.[8]
LA CONQUÊTE DE L'ESPACE D'EXPOSITION
Si l'on revient encore une fois à Duchamp, on s'aperçoit que le geste fondateur de sa pratique artistique, la signature d'un urinoir présenté comme objet d'art, est un geste pratiquement invisible et qui se produit en dehors des murs du musée. Il n'y a aucune trace de l'urinoir comme objet, il n'y a pas trace non plus de sa présentation à la Société des Artistes Indépendants de New-York, tout ce qui existe c'est une histoire.
On a coutume de présenter, en lieu d'original, la photographie de l'urinoir prise par Alfred Stieglitz, mais c'est oublier d'une part que cette image est prise lors de la seconde présentation de l'œuvre, représentation d'une représentation, et d'autre part qu'elle est utilisée par Duchamp comme illustration d'un texte. La source première de Fountain est une publication The blind man, dans laquelle est présentée à la fois l'œuvre et son histoire.[9] Le titre de la revue signe qu'il n'est pas seulement question de voir, mais aussi que celui qui raconte, semblable à la figure légendaire du poète est aveugle et n'a rien vu. L'imprimé fonctionne comme un contrepoint à l'exposition.
Si le musée s'arroge le pouvoir de montrer, le livre, la revue ou la brochure se donnent en contrepoint comme lieu d'une communication indépendante. En investissant la page, l'artiste reprend la main dans la construction de l'édifice artistique. Le langage y opère non seulement comme matériau mais surtout comme puissance narrative. Face à la dérégulation de l'histoire de l'art. L'enjeu de l'œuvre n'est plus dans l'objet d'art, mais dans sa mise en récit. L'imprimé devient un endroit d'où l'on peut contester, mais aussi reproduire et englober la fiction du Musée.
Le lien de l'image au langage est un lien de subordination, puisque l'image, la situation ou l'objet ne disent rien tant que le texte ou la parole ne viennent pas les expliciter ou les ventriloquer, recouvrant ainsi le silence actif de l'œuvre plastique qui se tiendrait toujours en deça et au-delà du dicible. Quelque chose est dit, mais l'auteur du discours n'est pas toujours l'auteur de l'œuvre. Dans les dernières décennies, l'esthétique relationnelle a amorcé une réponse à ces enjeux narratifs, mais elle se dilue rapidement dans l'idéologie de la médiation, ou dans celle voisine de l'événementiel. On retrouve la question chez l'artiste Gianni Motti. Invité à réaliser une exposition rétrospective au MIGROS museum, Motti propose un espace vide d'œuvre, transformé en une sorte de large couloir. Le visiteur y est pris en charge par un guide qui le conduit de l'entrée à la sortie de l'exposition et lui raconte les différentes œuvres de l'artiste. En faisant cela, Motti expose précisément la médiation, et la montre comme un écran, une mise en récit de l'œuvre d'art qui peut pratiquement se passer de l'œuvre même.
Mais en contrôlant cette parole, il retourne aussi le dispositif et s'approprie la machine muséale. Il revendique d'ailleurs cette exposition autant comme œuvre que comme rétrospective.
Dés lors que le langage devient partie prenante de l'œuvre, il rend à l'artiste une forme d'autorité par le texte, mais il ne doit pas oublier qu'il s'agit d'une modalité particulière de l'œuvre d'une part et qu'elle repose toujours in fine moins sur l'opérateur – artiste, musée, critique... – que sur le medium employé d'autre part. Il faut se méfier du texte et de son opérativité, il faut savoir l'exposer comme tel. Le terrain a été préparé par les écrivains qui ont donné au langage une opérativité réflexive. En 1895 André Gide écrit Paludes qui commence par les phrases suivantes :
"Vers cinq heures le temps fraichit; je fermai les fenêtres et je me remis à écrire.
A six heures entra mon grand ami Hubert; il revenait du manège.
Il dit: "Tiens ! Tu travailles?"
Je répondis: "J'écris Paludes.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Un livre.
- Pour moi ?
- Non."
C'est par le même type de déclaration ironique et autoréflexive que Marcel Broodthaers – dont on peut se demander s'il n'a jamais cessé d'être un écrivain – inaugure sa carrière d'artiste:
"Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. [...] L'idée d'inventer quelque chose d'insincère me traversa l'esprit et je me mis aussitôt au travail. Au bout de trois mois je montrai ma production à Ph. Edouard Toussaint le propriétaire de la galerie Saint Laurent. Mais c'est de l'Art, dit-il. [...] Ce que c'est en fait ? Des objets."
Dans le texte d'invitation à sa première exposition, Broodthaers énonce la relation de l'art à l'objet, mais il expose aussi dans le même mouvement le langage qui formule et boucle ce dispositif, celui-ci devient donc partie prenante de son entreprise insincère. En imprimant ce texte sur des pages de journaux, Broodthaers donne également à éprouver que la parole de l'artiste ne s'énonce pas dans le seul blanc du papier, mais plutôt dans le grand vacarme de la réclame. Ce qui est dit ou écrit entre en compétition pour l'attention du lecteur. En l'absence d'un grand récit, la valeur des fictions est déterminée par la force de vente. C'est donc la capacité à imposer une fiction qui garantie à l'artiste l'existence de son travail dans le champ de l'art. C'est aussi la question de l'histoire de l'art comme boniment qui est littéralement posée.
Puisque l'artiste dispose rarement d'une force commerciale [10], ou que celle-ci est subordonnée à la galerie ou au musée qui sont tous deux désormais en concurrence avec lui, la seule garantie pour l'œuvre d'être reçue, réside dans son court-circuit narratif. L'artiste doit produire une fiction qui s'agrège à d'autres pour produire une histoire, tout en évitant les narrations dominantes qui l'instrumentaliseraient. Comme elle ne peut survivre à la fiction de l'institution, la fiction de l'artiste doit la prendre en compte et l'englober.
C'est ce qui se produit dans le travail de Guillaume Bijl, artiste belge dont les environnements s'adaptent aux lieux d'exposition, au point de les annuler. C'est ce qui advient lorsqu'il transforme une galerie en auto-école, un stand de galerie en un stand de vente de luminaire ou une salle de musée en un pseudo musée de l'isoloir. En occupant les lieux, Bijl supprime ou remplace leur autorité. Même averti, le spectateur se trouve renvoyé à la facticité de l'institution. L'espace de fiction ouvre un espace de lecture pour l'œuvre en contredisant les conditions de sa consommation, c'est seulement ainsi qu'elle peut être problématique, comme œuvre dans un contexte. En 1968 l'artiste Terry Flugate-Wilcox choisit une adresse dans le quartier des galeries à New-York et invente la Jean Freeman gallery. La galerie annonce ses expositions dans la presse artistique jusqu'à être dévoilée et finir par être considérée comme une pièce conceptuelle. Son classement comme œuvre neutralise la menace qu'elle fait peser sur la réalité de l'institution.
C'est précisément la fonction du Musée d'art Moderne de Broodthaers. Celui-ci n'est pas un fac-similé du Musée officiel, il élabore un récit concurrent qui lui permet d'exister comme instance narrative et effective. Le Musée d'art Moderne n'est pas seulement un Musée fictif, il est un Musée de fictions. Ce qui s'y produit n'est pas juste une œuvre ou juste du discours, c'est une autonomisation critique du dispositif artistique contemporain. Broodthaers ne fait pas que reproduire le Musée officielle, il le met à sac.
The fictitious museum tries to pillage the authentic, official museum, in order to give more power and plausibility to its lie.[11]
Le Museum of Jurassic Technologies à Los Angeles pousse plus loin le principe et pérennise ce dispositif plastique et critique. Le MJT se présente comme un musée traditionnel, boutique de souvenir comprise. Il opère pourtant comme une expérience artistique complète, d'autant plus efficace qu'elle fonctionne à rebours de la fiction normative du musée contemporain. Par rapport aux attractions du LACMA, le MJT produit une réelle rupture dans l'orthodoxie du spectacle, l'anachronisme qu'il produit redonne sa place à l'émotion esthétique en cela qu'il produit un réel décrochage avec la fiction principale qui sous le voile de la diversité, propose dans toutes les capitales de l'art, une même expérience idéologique. Le MJT fonctionne donc à la fois comme expérience artistique et comme outil critique.
Le problème se pose néanmoins d'une contamination du musée officielle par le travail de la fiction critique. Avec le collectif Information Fiction Publicité, puis avec le travail de Philippe Thomas, des œuvres "piégés" viennent inquiéter le musée. Celles-ci n'y sont souvent que des objets transactionnels, des éléments pour meubler l'espace. Il faut pour que le dispositif fonctionne à plein que l'histoire de l'art reconnaissent ses personnages et ses personnages secondaires.
L'AMATEUR DOUÉ
Il est temps de revenir à Rodney Graham qui mène le combat de la fiction artistique au cœur du musée[12]. Avec ses caissons photographiques, Graham fait entrer dans l'espace d'exposition toute une théorie de personnages secondaires, artistes ratés ou dilettantes, on y trouve même Rodney Graham jouant le rôle de Rodney Graham. Mais ces personnages ne suffisent pas à déranger l'ordre du musée, c'est dans l'écart avec la figure de l'artiste que s'élabore l'opérativité du travail de Graham. Son tour de force est de laisser progressivement l'exposition aux mains de ses personnages, un tour de passe-passe réalisé en deux mouvements.
D'une part Rodney Graham expose et vend les œuvres réalisées par ses personnages. Réalisé par l'artiste sous l'autorité des personnages qu'il a inventé, il est difficile de déterminer le statut de ces objets, et même s'il faut les considérer comme des œuvres ou de simples artefacts. Le statut est d'autant plus incertain que Rodney Graham lui-même s'absente du processus. Une exposition de son travail en 2016 au Consortium de Dijon s'intitulait You should be an artist, une autre en 2017 à l'IMMA de Dublin s'intitule That's not me, autant d'indices d'une vaste opération d'escamotage. Tout en exposant ses artistes fictifs et leurs œuvres, Rodney Graham s'éclipse en tant qu'auteur pour nous laisser aux prises avec ses personnages secondaires, eux-même occupés par des gestes de seconde main. Absent comme auteur, Graham réapparaît dans cette galerie de portrait, en peintre mineur, nostalgique d'une histoire de l'art qu'il n'a pas connu (My Late Early Styles (Part I, The Middle Period), 2007 – 2009).
Avec le secours de ses personnages, Rodney Graham peut cesser d'être concerné par sa production. Il n'est pas anodin que Graham revendique régulièrement sa pratique musicale comme son soucis principal. Là où Duchamp jouait aux échecs, Graham fait de la musique. Comme Duchamp qui ne réalisait plus que des affiches de tournois d'échec, on peut imaginer Graham ne plus produire que les pochettes de ses disques. Avec l'aide de ses personnages, Graham transforme le musée tout puissant en un décor de carton-pâte tandis qu'il ne lui reste simplement plus qu'à retrouver le plaisir décomplexé de l'amateur. La photographie chez Graham, comme la carte postale chez Broodthaers, renverse l'exposition en faisant de l'œuvre un élément de décor et du document un espace plastique signifiant. Elle s’allie au langage et à la fiction contre le discours, contre une fiction qui se donnerait comme le réel. Elle nous montrent combien les œuvres ne sont souvent plus que les accessoires du décor qu'est devenu le musée.
[1] Marcel Broodthaers, lettre du 29 novembre 1968
[2] Sur la dimension économique du travail de Duchamp, y compris dans ses relations avec Picasso, on se rapportera au remarquable texte de Francis Naumann, Marcel Duchamp: L'argent sans objet(l'échoppe, Bordeaux, 2004).
[3] Cité par Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail, Les prairies ordinaires, 2014.
[4] Robert Linsley, En croisant au large de l'île des Contrariétés, in Island Thought, Yves Gevaert, Bruxelles, 1997.
[5] Comme les peintures de Rodney Graham, on pourrait considérer les ready-made de Schwartz comme des œuvres réalisées à la fois par l'artiste et par un personnage anachronique. Ainsi l'urinoir réalisé par Schwartz d'après la photographie de Stieglitz est signé deux fois par Duchamp:
R.MUTT / 1917 - Marcel Duchamp 1964
[6] On peut donner comme date de cette reconnaissance l'exposition Andy Warhol, a factoryconçu par Germano Celant en 1999.
[7] Le Canard enchainé, 10 janvier 2018
[8] La présentation des œuvres de Stanley Brouwn s'accompagne d'un strict contrôle de leur condition de présentation et notamment d'une volonté stricte que les œuvres ne soient entourées d'aucun discours. En 2012, à une semaine du vernissage, considérant que le musée n'avait pas rempli ces conditions en organisant une journée d'étude en marge de l'exposition, l'artiste décide l'annulation pure et simple d'une exposition de son travail à l'IAC de Villeurbanne.
[9] The blind man n°2, New-York, 1917
[10] C'est ce qui est régulièrement reproché à Jeff Koons, dont on rappelle toujours le passé de trader, ou aux Young British Artists patronnés par le publicitaire Charles Saatchi, non pas seulement de faire ouvertement de l'art un business, mais de se constituer ainsi en entreprise. Cette position rend problématique la gratuité comme condition d'une dimension critique de la pratique artistique. Alors que la factory de Warhol constitue encore une économie parallèle et donc critique, l'atelier de Koons est parfaitement intégré au marché de l'art. Il assujettit de fait toute possibilité critique aux exigences commerciales et ravive l'idée romantique d'une incompatibilité de principe entre le succès critique et le succès commercial. C'est évidemment dans la négociation entre les deux champs que s'élabore en général l'opérativité du geste artistique.
[11] Marcel Broodthaers, Section d'art Moderne (Propriété privée), 1972
[12] Dans la première partie de son œuvre, Rodney Graham a développé plusieurs processus d'écriture et de réécriture, mettant en œuvre des systèmes de boucles et de répliques. Fortement référencées, ces travaux maintiennent cependant l'artiste dans un rôle de ghost-writer et consignent son travail dans le dispositif de recyclage qui caractérise le musée post-moderne. La position est inconfortable, d'une part parce que les textes ne sont peu ou pas lu –problème auquel a déjà fait face Broodthaers – d'autre part car le sacrifice de l'auteur est devenu vain dans un musée qui a déjà opportunément pris acte de la mort de l'auteur.
La sortie de cette posture virtuose mais névrotique s'effectue avec une pièce vidéo intitulée Halcyon sleep dans laquelle Rodney Graham joue une scène inspirée d'un souvenir d'enfance. Ce personnage pour lequel il fait réaliser un costume (un pyjama semblable à celui du personnage de la pièce The gifted amateur) dort à l'arrière d'une voiture. C'est donc par la fiction et le jeu que Graham s'absente de son propre travail et parvient à s'extraire de la compulsion référentielle du post-modernisme.
Étant donné une photographie de Rodney Graham et les éléments qui la composent. La photographie se présente dans trois caissons lumineux accrochés cote-à-cote. Elle montre un homme dans une maison d'inspiration moderniste, qui vient de transformer son salon en atelier de peintre. Il a étalé des journaux au sol, des pots de peintures sont ouverts, des catalogues et des ouvrages sur la peinture sont dispersés dans la pièce. L'homme se tient debout, en pyjama, cigarette à la bouche. Il est en train de verser de la peinture jaune sur une toile inclinée et installé à l'envers. On nous raconte que cet homme revient d'un voyage d'affaire à New-York, où il a vu par hasard une exposition de l'artiste Morris Louis. Frappé par la peinture et par son apparente facilité, il s'essaie lui aussi à l'art. La photographie s'intitule The Gifted amateur, Nov. 10th, 1962 et a été réalisé en 2007.
Ce que cette œuvre a de particulier c'est son principe de dédoublement. Nous voyons un artiste amateur, mais ce personnage d'artiste amateur est incarné par Rodney Graham lui-même. La scène est localisé à un point précis dans le temps (et donc dans l'histoire de l'art), le 10 novembre 1962, mais pourtant l'œuvre date de l'année 2007. La photographie semble être l'œuvre que le musée nous donne à voir, et pourtant elle contient une autre œuvre, cette peinture en cours de réalisation et que l'on pourra retrouver d'ailleurs accrochée plus loin dans l'exposition.
C'est à partir de ces écarts multiples, de ces œuvres et de ces personnages que l'on va tenter d'interroger l'actualisation des liens entre l'artiste et le musée. C'est à partir de la mise en récit de l'art, par l'histoire comme par la fiction, que l'on va chercher à définir un champ de manœuvre, entre l'artiste et le musée, entre l'art et le langage, entre l'œuvre et sa fiction. Nous suivrons en cela le moment inaugural du Musée d'art Moderne de Marcel Broodthaers où : "Les discours ont eu pour objet le rapport entre la violence institutionnalisé et la violence poétique."[1]
HISTOIRE(S) de l'ART
En désignant une chose comme une œuvre, on engage l'art dans un discours et dans un travail de fiction. Dès ses premières esquisses, l'histoire de l'art se donne comme une mise en récit, une organisation et une hiérarchie des images. Dans Les Vies de Vasari, l'un des textes fondateurs de l'histoire de l'art occidentale, il est difficile de faire la part entre l'objectivité historique annoncée et le travail d'invention littéraire et politique. Dans l'histoire récente, la modernité peut s'envisager comme une longue bataille pour le contrôle du champ de l'art, où chaque avant-garde parvient à tenir temporairement la ligne de front, jusqu'à l'assaut d'une nouvelle. On reconnait là le modèle tactique de la première guerre mondiale, signe que les enjeux de l'histoire de l'art ne sont évidemment pas circonscrit aux cimaises des musées. On se rappelle par exemple le rôle que joue la CIA dans le développement de l'expressionisme abstrait, manifestation pop parmi d'autres, d'un souci récurrent du pouvoir pour l'influence oblique de l'art.
Le changement qui s'opère, avec "l'effondrement des grands récits", démobilise l'artiste et le l'abandonne dans un espace narratif éclaté. Il n'y a plus un unique récit autoritaire, mais au contraire un espace en apparence ouvert et indifférent. Cette indifférence générale laisse peu de prise aux antagonismes francs et se caractérise d'ailleurs par un quasi-effondrement de la critique d'art, désarmée elle-aussi par cette coexistence d'une multitude de micro-récits équivalents.
Cette absence d'un grand récit n'empêche évidemment pas la présence d'une norme. La permissivité qui semble caractériser le champ de l'art contemporain relève d'abord d'un triomphe de l'idéologie libérale et du dogme de la liberté de choix. Dans ce dispositif, l'artiste professionnel se trouve désormais en charge de sa propre histoire et évolue selon le modèle de l'entrepreneur capitaliste. Sa production cesse de relever d'un régime singulier pour rejoindre celui de la marchandise générique. La sortie en 1999 de la Xsara Picasso pourrait par exemple être considérée comme une récupération et une marchandisation de l'image du maître. Mais on pourrait aussi, à l'inverse, l'envisager comme un aboutissement de la nouvelle définition productive de l'art et de l'artiste. En choisissant Picasso, le constructeur automobile produit finalement une simple opération de co-branding, reconnaissant au passage l'efficacité commerciale de l'artiste. Le succès de Picasso tient en partie à son modèle commercial. Il constitue une marque, que l'on reconnaît à sa célèbre marinière. Sa production intensive s'accompagne également de stratégies marketing; les périodes bleue ou rose organisent par exemple la rareté au sein même d'une surproduction tous azimuts. Il s'agit d'un principe que l'on retrouve justement dans le champ commercial, sous la désignation ambiguë de "série limitée".
À l'inverse de cet héroïsme entrepreneurial, la position de Marcel Duchamp ne va cesser de contrarier d'abord l'autorité de l'œuvre puis celle du produit.[2] Par ses refus répétés – tout à la fois refus du travail, de la peinture, de la guerre, et de la production – Duchamp ne s'oppose pas au geste artistique, il s'oppose à l'aliénation que produit une fiction de l'art d'abord envisagé comme guerre militaire puis plus tard comme guerre commerciale. Il invoque comme alternative le droit à la paresse, formulé en 1880 dans un ouvrage éponyme de Paul Lafargue, écrivain et gendre de Karl Marx.
Dans un entretien évoque l'ouvrage de Lafargue et la question du travail : "On ne peut plus se permettre d’être un jeune homme qui ne fait rien. Qui est-ce qui ne travaille pas ? On ne peut pas vivre sans travailler, c’est quelque chose d’affreux. Je me rappelle un livre qui s’appelait Le droit à la paresse ; ce droit n’existe plus."[3]
Ce retrait tactique n'est pas un mouvement de fuite, mais plutôt – à l'image de l'Anabase de Xénophon – une retraite offensive. Le choix de ne pas faire est un geste positif, peut-être l'un des rares gestes efficaces devant la marchandisation progressive de l'art. Mais il gagne en force critique s'il ne s'accomplit pas dans le silence total. Il ne suffit pas de disparaître, encore faut-il que cela se remarque. Le paradoxe s'avère difficile à négocier et conduit souvent à la récupération ou à l'hypocrisie. Pourtant, si comme Bas Jan Ader, l'artiste disparaît corps et bien, est-ce que l'on peut considérer son œuvre comme accomplie ? Et est-ce que cet accomplissement ne relève pas d'un programme romantique dont on sait bien par ailleurs qu'il n'est que l'envers inévitable du dispositif industriel.
De même le refuge dans le langage d'une partie de l'art conceptuel se clôt parfois dans une tautologie qui le neutralise. La stratégie qui consiste à désinvestir le domaine de l'objet pour surinvestir celui du langage, ne suffit pas non plus à désamorcer le système marchand. Elle fait du langage un matériau qui tient désormais lieu de marchandise, quand bien même il ne s'agit plus que de certificats.
Dans tous ces cas de figure, le refus, le choix du moins ou celui du peu, pointent l'écart inframince entre le geste artistique et son énonciation. C'est dans cet espace qu'opère l'acte artistique, par une distance juste entre le geste et sa formulation. Cette relation paradoxale entre l'objet et l'idée est présentée par Robert Linsley dans un texte de 1997 : " Une certaine forme de sensibilité moderniste, qui relie Mallarmé à des artistes contemporains en passant par Duchamp, s'est attaché à concrétiser des idées et des formes de plus en plus immatérielles et n'a pu se maintenir qu'en sacrifiant de plus en plus à la culture de masse. Le modernisme du dandy avec sa lignée aristocratique, s'éteint dans le célibat, sans descendance, s'il ne s'unit pas à son "autre" féminin, la culture de masse."[4]
C'est très précisément cette union perverse que réalise justement Duchamp lorsqu'en 1964 il autorise le marchand Arthuro Schwartz à (re)produire une sélection de ses ready-made. Il entérine le passage de sa position dandy des années 20 – opposée à la mobilisation guerrière et industrielle – vers une position pop qui s'attaque au nouveau dogme central de la consommation et du spectacle.[5]
C'est ce même geste que l'on retrouve chez Warhol, où la peinture, produite à la chaîne vient mimer et miner la production de l'œuvre comme marchandise.
Dans l'œuvre de Warhol, le geste artistique se coupe d'une sacralisation par les seuls canons de l'art, simplement parce que cette dimension sacrée s'ancre désormais directement dans le caractère fétiche de la marchandise. En accordant son travail avec l'ethos capitaliste, Warhol lui donne une efficacité critique qui passe en partie inaperçu dans le champ restreint de l'art. L'équivalence d'une peinture à l'autre, l'indifférence affichée vis-à-vis du sujet ou de la technique opèrent avec efficacité. Elles parviennent à mettre en crise et la garantie de la signature, et la duplication stérile de la marchandise. Warhol et Duchamp procèdent en cela moins par le discours que par un emploi conceptuel des "objets d'art".
Au cours de la carrière de Warhol, la Factory a subi, comme l'économie, une mutation du secondaire vers le tertiaire, permettant ainsi une évolution de son dispositif. A sa mort, Warhol est encore considéré principalement comme un artiste commercial et sa fortune critique reste timide. Sa production résiste en partie à la muséification, le temps que l'écart se comble entre l'intérieur et l'extérieur du musée. La société de consommation finit par digérer le principe de mort qui la fonde et sa structure s'étend pour modeler à son image le champ même de l'art. La Factory en même temps qu'elle est identifiée comme dispositif critique[6] cesse d'en être un, puisque le musée tout entier est rattrapé précisément par la même opération de restructuration idéologique.
THE MUSEUM IS THE MESSAGE
Dans le mouvement d'accélération du système marchand, il advient pour l'art ce qui est advenu pour la lessive, le produit disparaît progressivement derrière la marque, la communication, la diffusion et la distribution. L'objet d'art n'est plus désormais que le support d'une "expérience" de consommation.
Cette transformation du musée s'élabore sur la durée. En 1964, les personnages du film Bande à Part décident de visiter le Louvre. La voix off de Jean-Luc Godard commente les images d'une course à travers le musée :
"Que faire alors pour tuer le temps qui s'éternise demanda Odile ? Franz avait lu dans France-Soir qu'un américain avait mis neuf minutes quarante-cinq secondes pour visiter le musée du Louvre. Ils décidèrent de faire mieux…"
En 1981 le président François Mitterrand annonce l'extension du Louvre et son intention d'en faire un "musée de masse". La proposition de Ieoh Pei Ming et la pyramide installée dans la cour Napoléon réalisent précisément le programme annoncé par Godard d'une accélération du musée. Mais le changement de vitesse annonce surtout un renversement de paradigme. Le musée cesse d'être seulement l'endroit où sont conservé des œuvres, il devient un medium à part entière. La "programmation artistique" rejoint le programme télé et sa notion de "contenu". Les œuvres ne sont plus là désormais que pour meubler.
Si l'on fait le reproche à certaines expositions de ne servir qu'à conduire le visiteur à la boutique souvenir, l'institution invoque la nécessité de dégager des bénéfices pour sa survie et son fonctionnement. C'est négliger opportunément que ce besoin financier n'existe que parce qu'on a modifié la structure du musée pour en faire un medium de masse.
En devenant un medium propre, le musée cesse d'être au service d'une histoire de l'art commune qui en retour lui servait d'étalon et de caution. Public ou privé, il se trouve désormais en concurrence avec les autres musées, mais également avec les parcs de loisirs et les centres commerciaux. A rebours de toute pensée historique, il doit donc entrer dans des logiques de "différentiation", construire une marque et entreprendre la "valorisation" de ses collections. Les œuvres sont transformées en actif et c'est bien dorénavant le musée qui est son seul message.
En témoigne le recul d'une architecture fonctionnaliste au profit d'une architecture signalétique. C'est pour être identifié à un musée que celui-ci est toujours construit par les garants d'une originalité standard : Jean Nouvel, Frank Ghery, Zaha Hadid, Tado Ando… La communication qui entoure ces nouveaux musées est symptomatiquement une communication sur les batiments eux-mêmes, souvent montrés sans œuvres, mais où l'on assiste au grand retour du "chef d'œuvre", ponctuations faciles d'une histoire de l'art en pointillés.
On a pu lire dans la presse que le président Macron et son épouse voulait faire de l’Elysée "un petit Louvre Abu-Dhabi"[7], rappel que le pouvoir ne fantasme jamais le contenu, mais le contenant. Quinze ans après la transformation du Louvre, ce n'est plus la perspective du monument qui excite, mais sa multiplication, c'est le fantasme des franchises et des succursales.
Ed Ruscha, formé dans une école d'art appliquée crée par Ron et Walt Disney, était bien placé pour ressentir la tectonique qui rapproche à nouveau le musée du parc d'attraction. Il saisit sans doute aussi que ce mouvement menace la place et la fonction de l'œuvre dans l'économie de l'art. En 1965, au moment même de la construction et de l'ouverture du LACMA, il peint The Los Angeles County Museum On Fire.
La même année Ben Vautier réalise une boite d'allumette produite par Fluxus et portant des instructions explicites:
USE THESE MATCHS TO DESTROY
ALL ART
MUSEUM
ART LIBRARY'S
READY-MADES
POP-ART
AND AS I BEN SIGNED EVERYTHING WORK OF ART
BURN ANYTHING
KEEP LAST MATCH FOR THIS MATCH
En 1985 Chris Burden mets ce programme à exécution avec une installation appelée Sampson, dans laquelle la circulation systématisée des visiteurs provoque lentement mais surement l'effondrement du musée. L'allusion biblique évidemment n'est pas anodine. En devenant un produit, le musée se trouve aussi en concurrence et donc en conflit avec ses fournisseurs, les artistes qui produisent les œuvres.
Bien entendu c'est encore au niveau du symbole, de l'image, de la métaphore et du langage que se joue la partie. Le problème n'est pas l'existence du musée, mais le nouveau rapport de force qu'il établit avec l'artiste. Détachée d'une continuité historique commune, l'œuvre se trouve sous l'emprise subjective des discours utilitaires produit par les acteurs de l'économie artistique. Dés lors qu'ils cessent de rendre compte à une histoire commune – y compris dans la possibilité de s'y opposer – musées, galeries, marchands, collectionneurs contrôlent par le discours l'opérativité de l'œuvre.
L'obsession contemporaine de la médiation s'impose par exemple aux œuvres et aux artistes comme une grande entreprise de régularisation, l'œuvre cesse d'être un problème puisqu'elle est filtrée par la médiation et se contente sagement de "questionner" ceci ou cela. Le chargé des publics, ou le médiateur avec son tee-shirt coloré, sous couvert d'un accès plus fluide à l'œuvre, s'efforcent aussi d'en gommer les aspérités. Ils accompagnent et encouragent les gestes de transgression proposés par l'œuvre comme dans une attraction foraine. C'est dans le musée même que s'incarne la tension entre la recherche artistique et son instrumentalisation. C'est en cela que la bascule de l'art conceptuel est essentielle car elle rend à l'artiste l'articulation de son œuvre avec le langage et par là même resitue une autorité.[8]
LA CONQUÊTE DE L'ESPACE D'EXPOSITION
Si l'on revient encore une fois à Duchamp, on s'aperçoit que le geste fondateur de sa pratique artistique, la signature d'un urinoir présenté comme objet d'art, est un geste pratiquement invisible et qui se produit en dehors des murs du musée. Il n'y a aucune trace de l'urinoir comme objet, il n'y a pas trace non plus de sa présentation à la Société des Artistes Indépendants de New-York, tout ce qui existe c'est une histoire.
On a coutume de présenter, en lieu d'original, la photographie de l'urinoir prise par Alfred Stieglitz, mais c'est oublier d'une part que cette image est prise lors de la seconde présentation de l'œuvre, représentation d'une représentation, et d'autre part qu'elle est utilisée par Duchamp comme illustration d'un texte. La source première de Fountain est une publication The blind man, dans laquelle est présentée à la fois l'œuvre et son histoire.[9] Le titre de la revue signe qu'il n'est pas seulement question de voir, mais aussi que celui qui raconte, semblable à la figure légendaire du poète est aveugle et n'a rien vu. L'imprimé fonctionne comme un contrepoint à l'exposition.
Si le musée s'arroge le pouvoir de montrer, le livre, la revue ou la brochure se donnent en contrepoint comme lieu d'une communication indépendante. En investissant la page, l'artiste reprend la main dans la construction de l'édifice artistique. Le langage y opère non seulement comme matériau mais surtout comme puissance narrative. Face à la dérégulation de l'histoire de l'art. L'enjeu de l'œuvre n'est plus dans l'objet d'art, mais dans sa mise en récit. L'imprimé devient un endroit d'où l'on peut contester, mais aussi reproduire et englober la fiction du Musée.
Le lien de l'image au langage est un lien de subordination, puisque l'image, la situation ou l'objet ne disent rien tant que le texte ou la parole ne viennent pas les expliciter ou les ventriloquer, recouvrant ainsi le silence actif de l'œuvre plastique qui se tiendrait toujours en deça et au-delà du dicible. Quelque chose est dit, mais l'auteur du discours n'est pas toujours l'auteur de l'œuvre. Dans les dernières décennies, l'esthétique relationnelle a amorcé une réponse à ces enjeux narratifs, mais elle se dilue rapidement dans l'idéologie de la médiation, ou dans celle voisine de l'événementiel. On retrouve la question chez l'artiste Gianni Motti. Invité à réaliser une exposition rétrospective au MIGROS museum, Motti propose un espace vide d'œuvre, transformé en une sorte de large couloir. Le visiteur y est pris en charge par un guide qui le conduit de l'entrée à la sortie de l'exposition et lui raconte les différentes œuvres de l'artiste. En faisant cela, Motti expose précisément la médiation, et la montre comme un écran, une mise en récit de l'œuvre d'art qui peut pratiquement se passer de l'œuvre même.
Mais en contrôlant cette parole, il retourne aussi le dispositif et s'approprie la machine muséale. Il revendique d'ailleurs cette exposition autant comme œuvre que comme rétrospective.
Dés lors que le langage devient partie prenante de l'œuvre, il rend à l'artiste une forme d'autorité par le texte, mais il ne doit pas oublier qu'il s'agit d'une modalité particulière de l'œuvre d'une part et qu'elle repose toujours in fine moins sur l'opérateur – artiste, musée, critique... – que sur le medium employé d'autre part. Il faut se méfier du texte et de son opérativité, il faut savoir l'exposer comme tel. Le terrain a été préparé par les écrivains qui ont donné au langage une opérativité réflexive. En 1895 André Gide écrit Paludes qui commence par les phrases suivantes :
"Vers cinq heures le temps fraichit; je fermai les fenêtres et je me remis à écrire.
A six heures entra mon grand ami Hubert; il revenait du manège.
Il dit: "Tiens ! Tu travailles?"
Je répondis: "J'écris Paludes.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Un livre.
- Pour moi ?
- Non."
C'est par le même type de déclaration ironique et autoréflexive que Marcel Broodthaers – dont on peut se demander s'il n'a jamais cessé d'être un écrivain – inaugure sa carrière d'artiste:
"Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. [...] L'idée d'inventer quelque chose d'insincère me traversa l'esprit et je me mis aussitôt au travail. Au bout de trois mois je montrai ma production à Ph. Edouard Toussaint le propriétaire de la galerie Saint Laurent. Mais c'est de l'Art, dit-il. [...] Ce que c'est en fait ? Des objets."
Dans le texte d'invitation à sa première exposition, Broodthaers énonce la relation de l'art à l'objet, mais il expose aussi dans le même mouvement le langage qui formule et boucle ce dispositif, celui-ci devient donc partie prenante de son entreprise insincère. En imprimant ce texte sur des pages de journaux, Broodthaers donne également à éprouver que la parole de l'artiste ne s'énonce pas dans le seul blanc du papier, mais plutôt dans le grand vacarme de la réclame. Ce qui est dit ou écrit entre en compétition pour l'attention du lecteur. En l'absence d'un grand récit, la valeur des fictions est déterminée par la force de vente. C'est donc la capacité à imposer une fiction qui garantie à l'artiste l'existence de son travail dans le champ de l'art. C'est aussi la question de l'histoire de l'art comme boniment qui est littéralement posée.
Puisque l'artiste dispose rarement d'une force commerciale [10], ou que celle-ci est subordonnée à la galerie ou au musée qui sont tous deux désormais en concurrence avec lui, la seule garantie pour l'œuvre d'être reçue, réside dans son court-circuit narratif. L'artiste doit produire une fiction qui s'agrège à d'autres pour produire une histoire, tout en évitant les narrations dominantes qui l'instrumentaliseraient. Comme elle ne peut survivre à la fiction de l'institution, la fiction de l'artiste doit la prendre en compte et l'englober.
C'est ce qui se produit dans le travail de Guillaume Bijl, artiste belge dont les environnements s'adaptent aux lieux d'exposition, au point de les annuler. C'est ce qui advient lorsqu'il transforme une galerie en auto-école, un stand de galerie en un stand de vente de luminaire ou une salle de musée en un pseudo musée de l'isoloir. En occupant les lieux, Bijl supprime ou remplace leur autorité. Même averti, le spectateur se trouve renvoyé à la facticité de l'institution. L'espace de fiction ouvre un espace de lecture pour l'œuvre en contredisant les conditions de sa consommation, c'est seulement ainsi qu'elle peut être problématique, comme œuvre dans un contexte. En 1968 l'artiste Terry Flugate-Wilcox choisit une adresse dans le quartier des galeries à New-York et invente la Jean Freeman gallery. La galerie annonce ses expositions dans la presse artistique jusqu'à être dévoilée et finir par être considérée comme une pièce conceptuelle. Son classement comme œuvre neutralise la menace qu'elle fait peser sur la réalité de l'institution.
C'est précisément la fonction du Musée d'art Moderne de Broodthaers. Celui-ci n'est pas un fac-similé du Musée officiel, il élabore un récit concurrent qui lui permet d'exister comme instance narrative et effective. Le Musée d'art Moderne n'est pas seulement un Musée fictif, il est un Musée de fictions. Ce qui s'y produit n'est pas juste une œuvre ou juste du discours, c'est une autonomisation critique du dispositif artistique contemporain. Broodthaers ne fait pas que reproduire le Musée officielle, il le met à sac.
The fictitious museum tries to pillage the authentic, official museum, in order to give more power and plausibility to its lie.[11]
Le Museum of Jurassic Technologies à Los Angeles pousse plus loin le principe et pérennise ce dispositif plastique et critique. Le MJT se présente comme un musée traditionnel, boutique de souvenir comprise. Il opère pourtant comme une expérience artistique complète, d'autant plus efficace qu'elle fonctionne à rebours de la fiction normative du musée contemporain. Par rapport aux attractions du LACMA, le MJT produit une réelle rupture dans l'orthodoxie du spectacle, l'anachronisme qu'il produit redonne sa place à l'émotion esthétique en cela qu'il produit un réel décrochage avec la fiction principale qui sous le voile de la diversité, propose dans toutes les capitales de l'art, une même expérience idéologique. Le MJT fonctionne donc à la fois comme expérience artistique et comme outil critique.
Le problème se pose néanmoins d'une contamination du musée officielle par le travail de la fiction critique. Avec le collectif Information Fiction Publicité, puis avec le travail de Philippe Thomas, des œuvres "piégés" viennent inquiéter le musée. Celles-ci n'y sont souvent que des objets transactionnels, des éléments pour meubler l'espace. Il faut pour que le dispositif fonctionne à plein que l'histoire de l'art reconnaissent ses personnages et ses personnages secondaires.
L'AMATEUR DOUÉ
Il est temps de revenir à Rodney Graham qui mène le combat de la fiction artistique au cœur du musée[12]. Avec ses caissons photographiques, Graham fait entrer dans l'espace d'exposition toute une théorie de personnages secondaires, artistes ratés ou dilettantes, on y trouve même Rodney Graham jouant le rôle de Rodney Graham. Mais ces personnages ne suffisent pas à déranger l'ordre du musée, c'est dans l'écart avec la figure de l'artiste que s'élabore l'opérativité du travail de Graham. Son tour de force est de laisser progressivement l'exposition aux mains de ses personnages, un tour de passe-passe réalisé en deux mouvements.
D'une part Rodney Graham expose et vend les œuvres réalisées par ses personnages. Réalisé par l'artiste sous l'autorité des personnages qu'il a inventé, il est difficile de déterminer le statut de ces objets, et même s'il faut les considérer comme des œuvres ou de simples artefacts. Le statut est d'autant plus incertain que Rodney Graham lui-même s'absente du processus. Une exposition de son travail en 2016 au Consortium de Dijon s'intitulait You should be an artist, une autre en 2017 à l'IMMA de Dublin s'intitule That's not me, autant d'indices d'une vaste opération d'escamotage. Tout en exposant ses artistes fictifs et leurs œuvres, Rodney Graham s'éclipse en tant qu'auteur pour nous laisser aux prises avec ses personnages secondaires, eux-même occupés par des gestes de seconde main. Absent comme auteur, Graham réapparaît dans cette galerie de portrait, en peintre mineur, nostalgique d'une histoire de l'art qu'il n'a pas connu (My Late Early Styles (Part I, The Middle Period), 2007 – 2009).
Avec le secours de ses personnages, Rodney Graham peut cesser d'être concerné par sa production. Il n'est pas anodin que Graham revendique régulièrement sa pratique musicale comme son soucis principal. Là où Duchamp jouait aux échecs, Graham fait de la musique. Comme Duchamp qui ne réalisait plus que des affiches de tournois d'échec, on peut imaginer Graham ne plus produire que les pochettes de ses disques. Avec l'aide de ses personnages, Graham transforme le musée tout puissant en un décor de carton-pâte tandis qu'il ne lui reste simplement plus qu'à retrouver le plaisir décomplexé de l'amateur. La photographie chez Graham, comme la carte postale chez Broodthaers, renverse l'exposition en faisant de l'œuvre un élément de décor et du document un espace plastique signifiant. Elle s’allie au langage et à la fiction contre le discours, contre une fiction qui se donnerait comme le réel. Elle nous montrent combien les œuvres ne sont souvent plus que les accessoires du décor qu'est devenu le musée.
[1] Marcel Broodthaers, lettre du 29 novembre 1968
[2] Sur la dimension économique du travail de Duchamp, y compris dans ses relations avec Picasso, on se rapportera au remarquable texte de Francis Naumann, Marcel Duchamp: L'argent sans objet(l'échoppe, Bordeaux, 2004).
[3] Cité par Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail, Les prairies ordinaires, 2014.
[4] Robert Linsley, En croisant au large de l'île des Contrariétés, in Island Thought, Yves Gevaert, Bruxelles, 1997.
[5] Comme les peintures de Rodney Graham, on pourrait considérer les ready-made de Schwartz comme des œuvres réalisées à la fois par l'artiste et par un personnage anachronique. Ainsi l'urinoir réalisé par Schwartz d'après la photographie de Stieglitz est signé deux fois par Duchamp:
R.MUTT / 1917 - Marcel Duchamp 1964
[6] On peut donner comme date de cette reconnaissance l'exposition Andy Warhol, a factoryconçu par Germano Celant en 1999.
[7] Le Canard enchainé, 10 janvier 2018
[8] La présentation des œuvres de Stanley Brouwn s'accompagne d'un strict contrôle de leur condition de présentation et notamment d'une volonté stricte que les œuvres ne soient entourées d'aucun discours. En 2012, à une semaine du vernissage, considérant que le musée n'avait pas rempli ces conditions en organisant une journée d'étude en marge de l'exposition, l'artiste décide l'annulation pure et simple d'une exposition de son travail à l'IAC de Villeurbanne.
[9] The blind man n°2, New-York, 1917
[10] C'est ce qui est régulièrement reproché à Jeff Koons, dont on rappelle toujours le passé de trader, ou aux Young British Artists patronnés par le publicitaire Charles Saatchi, non pas seulement de faire ouvertement de l'art un business, mais de se constituer ainsi en entreprise. Cette position rend problématique la gratuité comme condition d'une dimension critique de la pratique artistique. Alors que la factory de Warhol constitue encore une économie parallèle et donc critique, l'atelier de Koons est parfaitement intégré au marché de l'art. Il assujettit de fait toute possibilité critique aux exigences commerciales et ravive l'idée romantique d'une incompatibilité de principe entre le succès critique et le succès commercial. C'est évidemment dans la négociation entre les deux champs que s'élabore en général l'opérativité du geste artistique.
[11] Marcel Broodthaers, Section d'art Moderne (Propriété privée), 1972
[12] Dans la première partie de son œuvre, Rodney Graham a développé plusieurs processus d'écriture et de réécriture, mettant en œuvre des systèmes de boucles et de répliques. Fortement référencées, ces travaux maintiennent cependant l'artiste dans un rôle de ghost-writer et consignent son travail dans le dispositif de recyclage qui caractérise le musée post-moderne. La position est inconfortable, d'une part parce que les textes ne sont peu ou pas lu –problème auquel a déjà fait face Broodthaers – d'autre part car le sacrifice de l'auteur est devenu vain dans un musée qui a déjà opportunément pris acte de la mort de l'auteur.
La sortie de cette posture virtuose mais névrotique s'effectue avec une pièce vidéo intitulée Halcyon sleep dans laquelle Rodney Graham joue une scène inspirée d'un souvenir d'enfance. Ce personnage pour lequel il fait réaliser un costume (un pyjama semblable à celui du personnage de la pièce The gifted amateur) dort à l'arrière d'une voiture. C'est donc par la fiction et le jeu que Graham s'absente de son propre travail et parvient à s'extraire de la compulsion référentielle du post-modernisme.