nicolas giraud
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Tomate mécanique, 2018 

 


La tomate achetée dans les derniers jours du mois de décembre est longtemps restée au frigo, jusqu'à devenir d'abord un peu molle, au point de ne plus pouvoir être mangée en salade, mais pouvant encore être cuite pour en faire une sauce, raison pour laquelle, dans le courant du mois de janvier, je l'avais sortie et posée sur le plan de travail de la cuisine où elle se trouve encore aujourd'hui, tandis que j'écris les premières lignes de ce texte, une excellente tomate que, d'une manière ou d'une autre, je ne pouvais pas laisser perdre car elle provenait de la maraîchère auprès de qui, depuis cinq ans, j'achetais mes fruits et légumes, une femme âgée qui n'a cessé, depuis cinq ans que je la connais, de mieux en mieux, d'annoncer son imminent départ à la retraite, elle qui travaille sur les marchés depuis presque soixante ans, avec sa mère d'abord, que les clients les plus vieux ont connu et dont la mémoire est parfois évoquée, qui l'amenait déjà enfant sur ce marché, qui avait tenu boutique au même endroit et dont elle avait pris la succession, continuant à travailler sur ce même marché, à ce même emplacement, là où j'ai acheté cette tomate que j'ai finalement renoncé à manger mais que je ne pouvais me résoudre à jeter, d'abord par habitude atavique de ne pas laisser perdre, puis à cause de la durée de mon hésitation, quand bien même la tomate avait perdu beaucoup de sa superbe en même temps que toute perspective culinaire, ayant développé une sorte de moisissure qui l'ornait d'un duvet blanc et perdu presque la moitié de son volume en commençant à sécher, parce qu'au-delà de mon hésitation, et même devenue "impropre à la consommation", elle restait une tomate différente des autres, ayant été achetée le jour où la maraîchère avait finalement pris sa retraite, un jour où après avoir attendu comme chaque jour de marché plus d'une heure pour être servi, attente que sa clientèle fidèle supportait stoïquement, avec même le plaisir partagé d'un privilège secret, celui de devoir plier le rythme et les exigences de leur vie urbaine au rythme et aux exigences plus naturelles et organiques qu'imposait la maraîchère, servant seule, attentive à délivrer, avec les légumes, leurs pedigrees, leurs provenances et diverses façons de les préparer, explications dont chacun profitait, comme d'un enseignement, frappé pourtant ce jour-là par la toute relative pérennité des choses, car ce que nous achetions, ce dernier jour, nous ne pourrions pas revenir la semaine suivante retrouver la même variété, ou si la saison était arrivée à son terme revenir l'année suivante, en comptant sur une aussi bonne récolte, pour acheter tel fruit ou tel légume dont on apprécierait le goût, au contraire cette fois-ci, cette dernière fois, chaque pomme serait la dernière, chaque tomate déjà le souvenir d'une habitude interrompue au moment où chacun avait fini par croire qu'elle ne s'interromprait plus, tant chacun avait fini par ne plus s'effrayer des menaces de retraite, les nouveaux clients étant rassurés par les plus anciens qui assuraient que celle-ci était imminente depuis si longtemps que la menace était désormais conjurée chaque semaine par son énonciation, comme une plus-value ajoutée au rituel hebdomadaire, non moins comme une possibilité que comme l'augmentation d'un plaisir par l'idée devenue progressivement abstraite et lointaine qu'il pourrait ne pas durer, un sentiment renforcé par une répétition qui l'éloignait des esprits en même temps qu'elle se rapprochait, ne laissant pas cette inquiétude sourdre dans l'esprit de tel ou tel mais la conjurant en l'exposant aux côtés des salades, poireaux, carottes, oignons, panais, cerises, framboises, fraises, pommes, poires, raves, aubergines, persils, pommes de terre, mangues, ananas, champignons, tomates, courgettes, fleurs de courgettes et ce n'était qu'une fois accomplie, une fois les légumes sortis de l'étal pour la dernière fois, esseulés dans les cuisines de chacun, que ceux-ci allaient se trouver porteur de cette certitude soudain visible qu'ils étaient périssables, qu'ils représentaient les derniers échantillons d'une époque révolue, telle était la fonction paradoxale échue à cette tomate qui pourrissait lentement sur le plan de travail de ma cuisine, celle de maintenir une temporalité, cette temporalité si particulière et archaïque du marché, et il avait fallu pour lui garder cette fonction prévenir l'ami qui logeait quelques jours chez moi de ne pas jeter la tomate placée sur le plan de travail de la cuisine, cette attention disproportionnée portée à cette tomate en train de se décomposer tenait à l'image qu'elle portait en elle une hypothèse, comme une version possible du monde dont elle serait le principe, écho à la pomme pourrissante qu'exposait un artiste, indiquant que les bactéries qu'elle développait en pourrissant auraient la capacité de détruire l'ensemble des choses contenues dans le musée, cette puissance de pourrissement de la pomme comme celle jumelle de la tomate entrait en conflit avec les présupposés du monde dans lequel j'évoluais quotidiennement, elle faisait d'une bouteille de jus d'orange le lieu d'une guerre entre l'entropie du liquide et l'immortalité plastique de la bouteille, un conflit entre le vivant et le mort, ou plutôt peut-être entre ce qui est vivant et se décompose et ce qui est d'une certaine manière toujours mort-vivant, ce conflit précisément entre le vivant et le mort, entre le mécanique et l'organique, ce conflit avait amorcé ma réflexion sur la tomate, puisqu'après l'avoir acheté j'étais d'abord allé à Berlin, puis à Arles, tandis que déjà le processus de mûrissement s'accomplissait dans le frigo de mon appartement, le temps même morcelé en plusieurs lieux et fuseaux horaires continuait de s'écouler semblablement pour la tomate, alors que je commence ce texte à Los Angeles, ne pouvant voir la tomate, mais sachant qu'elle se trouve toujours sur le plan de travail, au 5e étage de l'immeuble que j'habite à Paris pour encore quelques semaines, à quelques dizaines de mètres à peine de la place où se tient le marché, chaque mardi, vendredi et dimanche, fonctionnant comme une horloge biologique, indifférente au décalage horaire que je cherche à combattre dans un café Californien, après quatorze heures de vol et ce rituel discret des voyages aériens qui est de boire dans l'avion un jus de tomate, justement, dont on peut supposer qu'il relève d'une forme archaïque de résistance à la brutalité temporelle de la technologie aérienne, combinant avion et tomate dans une sorte d'équation paradoxale, qui me rappelle à chaque fois la recette d'un cocktail conçue il y a presque vingt ans dans une station de ski et oubliée aussitôt, dont seul reste le nom blood cloud et l'image d'un nuage rouge suspendu dans l'enceinte d'un verre, flottant sans doute dans de la vodka pure, une image qui pourrait servir à retrouver la recette du cocktail, ou du moins la recréer, non tant pour revenir à un point du temps hors de portée que pour lui donner forme, moins pour produire un souvenir que pour amorcer cette mécanique de l'esprit qui d'une image peut redéployer un monde, nouer ensemble des espaces et des moments épars, à l'image de ce texte dont l'écriture s'étale de mois en mois, d'un appartement à un autre, tandis que je prends d'autres avions, d'autres trains, reprenant l'écriture ailleurs, revenant sur mes pas, habitant de nouveaux lieux, à l'image de la tomate, extraite de son biotope, tirée hors du circuit culinaire et désormais presque oubliée sur une étagère, fonctionnant désormais comme un aleph ou une horloge singulière, mesurant tandis qu'elle se recroqueville toujours plus, des écarts toujours plus grands dans l'espace et dans le temps.