nicolas giraud
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Un jardin vertical, 2012 

sur Zen for Film de Nam June Paik in Collection FILMS, Centre Pompidou

« In Zen they say : “If something is boring after two minutes, try it for four. If still boring, then eight. Then sixteen. Then thirty-two. Eventually one discovers that it is not boring at all”. »
John Cage



« Sometimes, I think Zen is boring. » 
Nam June Paik



Zen for Film est une œuvre réalisée par Nam June Paik en 1964 et diffusée comme une production Fluxus. L’artiste a rejoint le mouvement en 1961, mais poursuit parallèlement ses recherches personnelles, qui débouchent en 1963 sur les premières œuvres utilisant des téléviseurs. Il s’agit d’une période d’intense créativité pour Paik, qui écrit à George Maciunas : « Tu ne devrais pas exiger un droit exclusif, sinon, il en résultera que je dominerai Fluxus, parce que j’ai trop de projets. »
Zen for Film est une amorce de film 16 mm, un segment de pellicule parfaitement transparent, projeté en boucle. Ce qui est donné à voir est un rectangle blanc éclatant, perturbé par les poussières et rayures qui apparaissent avec la réitération de la boucle et exposent subtilement l’usure du support. Il existe deux versions de Zen for Film, l’une est une Fluxbox contenant une boucle d’environ 10 secondes, l’autre est une bobine d’environ 20 minutes que Maciunas proposait à la location avec d’autres Fluxfilms.
Si Zen for Film est une pièce exemplaire de la production Fluxus, elle est surtout pour Paik une œuvre charnière. Elle se situe au point d’articulation entre son intérêt pour la musique et son intérêt pour l’image, entre une pratique de performance et un travail d’installation, entre une pensée du vide et une utilisation, à venir, de la saturation.




La voie du vide

Vers 1963, Paik travaille sur un « scénario » de film où l’opérateur intervient sur le dispositif de projection, modifie la vitesse de défilement, allume et éteint l’ampoule du projecteur. Il s’y produit un déplacement du film vers ce qui le rend visible. On trouve la trace de ce projet dans Zen for Film, mais avec un saut radical de la partition pour projecteur à un simple dispositif. Comme les installations ultérieures de Paik, Zen for Film fonctionne déjà lorsque le spectateur entre dans la pièce et fonctionne toujours lorsqu’il en sort. Il est confronté à un film vide, un film d’où les images seraient absentes et que nul objet et nulle opération ne viennent combler. Le modèle de Zen for Film pourrait venir moins du cinéma que de la posture de méditation du zen ; immobile face à un mur. Ce n’est pas l’esprit qui se projette sur la surface vide, mais le vide du mur qui renvoie à un esprit sans but et sans objet.

Il y a chez Paik plusieurs œuvres qui font explicitement référence au zen et au bouddhisme. Zen for TV, par exemple, découle des manipulations de téléviseurs qu’il mène au début des années 1960. L’œuvre est un téléviseur allumé où n’apparaît qu’une ligne verticale, extrêmement fine et lumineuse, et qui ne va pas sans rappeler la figure de l’illumination.TV Bouddha utilise le circuit fermé pour figurer une contemplation sans début ni fin, actualisation technologique d’un état spirituel. Zen for Film reprend les figures de la méditation (lumière et dispositif), du vide (absence d’image) et du retour cyclique (boucle), trois notions fondamentales de la pensée religieuse asiatique.


Cependant, le bouddhisme n’intervient pas chez Paik comme une source d’inspiration directe. Lorsque Paik quitte la Corée, il pense depuis plusieurs années à la musique occidentale, et il se rend en Allemagne pour travailler avec Schönberg. Sa rencontre avec John Cage, influence majeure de Fluxus, va modifier profondément son travail. Or, lorsqu’il le rencontre à Darmstadt, Cage est engagé dans un mouvement inverse au sien, de l’Occident vers l’Orient. Cage a en effet suivi l’enseignement de Daisetz Suzuki sur le bouddhisme zen. Il s’appuie également sur le YiKing, livre de divination chinois qu’il utilise comme une machine à produire de l’aléatoire. L’influence du zen et du bouddhisme fait ainsi retour chez Paik, filtrée et mise à distance par la médiation de John Cage. Cette culture dormante, que Paik possède de son enfance en Corée sous domination japonaise, fait surface à travers un langage et un usage occidentaux. Le zen, instrumentalisé par Cage, est autant un outil qu’une mystique. Paik est d’ailleurs conscient de ce déplacement et décrira Suzuki comme un commis voyageur de la culture orientale.

Contrairement, par exemple, à George Brecht, qui épouse entièrement l’enseignement de Cage, Paik entretient avec le compositeur un rapport maître-élève qui confine parfois à une apparente insolence [1]. Si Brecht l’Occidental emprunte le même chemin que Cage, Paik l’Oriental poursuit une trajectoire opposée. Leur point de rencontre est donc souvent un point de friction. Un exemple fameux est le concert qu’il donna en 1960 à Cologne et qu’il interrompit pour couper d’un coup de ciseau la cravate de John Cage, un geste qui peut être lu comme une leçon ou un koan [2].




Réplique

En prenant en considération cette dialectique particulière entre Nam June Paik et John Cage, on peut envisager Zen for Filmcomme une « réplique » ou un remake des 3’44’’ de Cage. Paik, qui abandonne alors progressivement ses pièces musicales pour travailler avec des téléviseurs, produit là une traduction littérale du son à l’image : d’un côté on vide la partition pour accueillir les bruits accidentels, imprévus, considérés d’habitude comme des perturbations, de l’autre on vide l’image pour accueillir ses entours, poussières, rayures, ou une ombre qui s’interposerait entre le projecteur et la projection. Celui qui regarde, qui appréhende la pièce, n’est pas assujetti à celle-ci mais a l’espace de s’y mouvoir, d’en devenir le sujet insigne, comme un bruit de fond ou comme une ombre. Zen for Film apparaît comme un révélateur, un point vide qui renvoie à ce qui l’encadre.

La filiation remonte aux White Paintings réalisées par Robert Rauschenberg au début des années 1950 et que Cage pose comme source des 3’44’’. La description que Cage en donne peut mot pour mot s’appliquer à Zen for Film : « Airports for shadows and dust ». On y retrouve également la question de l’écran, au point que Philippe Parreno utilisera très littéralement ces White Paintingscomme écrans de projection pour son installation El sueño de una cosa.




Zapping

Mais l’intérêt des White Paintings dans une généalogie de Zen for Film provient moins d’une analogie formelle que de la tension établie entre vide et plein, car Rauschenberg et Paik sont des artistes du recyclage, de la saturation, de la superposition et de la combinaison [3]. On retrouve chez l’un et l’autre une même opposition entre de rares œuvres vides et un travail du plein [4]. Ces gestes de retrait se tiennent toujours au seuil d’un remplissage, d’un trop-plein.

Là où l’œuvre se distingue, c’est dans un rapport radical au médium. Par les dimensions et la durée, les peintures de Rauschenberg et le morceau de Cage restent à échelle humaine – Peter Szendy va jusqu’à rapprocher 3’44” du format commercial de la musique pop. À l’inverse, Paik se place du côté du dispositif cinéma, actant la distinction que Norbert Wiener établit entre temps humain et temps machine. La pièce de Paik affronte son propre médium, elle ne peut être appréhendée dans sa durée totale, mais n’a pas non plus à être vue dans sa totalité. L’artiste met en œuvre le principe durandom access posé par Cage dans son projet d’une musique que l’on pourrait écouter indifféremment pendant trois secondes ou pendant trois heures. Mais, ce faisant, Paik compose une œuvre qui ne s’adresse peut-être qu’indirectement au spectateur, un dispositif destiné en premier lieu à la machine, Zen for Film.




Moon is the oldest TV


La technologie n’est jamais chez Paik une donnée transparente. Zen for Filmne peut être transféré sur VHS ou DVD, puisque ce transfert arrêterait l’évolution du film. Structural Film, de Cory Arcangel, illustre cette dimension : grâce à un logiciel de montage virtuel, l’artiste a ajouté sur un segment vidéo vierge le même effet d’usure que l’on rencontre à l’état naturel dans la projection de Zen for Film. Ce fragment vidéo est transféré sur une pellicule 16 mm et projeté en boucle. Cela serait seulement une étrange réplique en cire du film de Paik si, durant le transfert, le logiciel n’avait pas interposé sa propre strate de déperdition, semant sur l’image des pixels colorés. Arcangel dit son film sans lien avec celui de Paik, il est pourtant presque un commentaire de son principe d’entropie, en ce qu’il démultiplie les formes d’usure et les types de bruit.

On retrouve chez Arcangel l’approche particulière de Paik, qui révèle l’obsolescence, sinon l’archaïsme profond de toute technologie. Paik décolle l’objet technologique de ses fonctions, pour en exposer le principe. Il n’approche pas la télévision par ses usages, mais recherche un principe télévisuel ontologique. Il rend ainsi possible des analogies qui court-circuitent l’idée de progrès : « Plus je travaille avec la télévision, plus je pense au néolithique …car ils ont tous deux une grande chose en commun … une structure audiovisuelle de la mémoire branchée sur un système d’enregistrement de l’information basé sur le temps … L’un est la danse accompagnée du chant … L’autre est la vidéo. »

C’est une telle approche qui permet à Paik de faire resurgir, du sein même du dispositif cinématographique, celui du théâtre d’ombres. Ou de mixer la lumière d’un projecteur à celle d’une bougie. Ou encore de nommer l’une de ses œuvres Moon Is the Oldest TV, c’est-à-dire, non pas la télévision est comme la lune, mais la lune est déjà la télévision [5].




Terrain vague

Cette approche spécifique du fait technologique lie les œuvres de Paik au médium qui les manifeste. Il y a en cela une dimension site specific identique à celle du land art. Paik distingue par exemple son travail avec la télévision de son travail avec le cinéma : « La différence entre le film et la TV, c’est que le film, c’est de l’image et de l’espace, tandis qu’à la télévision il n’y a pas d’espace, il n’y a pas d’image, il n’y a que des lignes, des lignes électroniques. Le concept essentiel de la télévision, c’est le temps. » Il y a dans les œuvres télévisuelles cette tension entre temps humain et temps machine sensible dans la confrontation entre le circuit vidéo fermé et la statue de bouddha de TV Bouddha, un face-à-face entre deux dispositifs de gestion de l’éternité.

Zen for Film fonctionne différemment. Le spectateur de cinéma est situé dans un espace entre le projecteur et l’écran. Le dispositif de Paik a des affinités avec le jardin chinois, un lieu où le désordre de la nature est canalisé en une forme propice à la méditation. À chaque projection de la boucle, le film accumule rayures et poussières. En cela, lorsqu’on regarde le film, on observe toujours la même chose et pourtant on ne voit jamais la même chose. L’installation évolue par entropie naturelle de la technologie.

Dans le texte qui sera reproduit dans l’Anthology de La Monte Young, Paik écrit : « Alors que […] je regardais par la fenêtre du train en marche et pris conscience pour la première fois de cette ancienne idée que Cage partage avec le zen :

"C’est beau non parce que cela change en beauté, mais simplement parce que cela change."

Si la nature est plus belle que l’art, ce n’est pas à cause de son intensité ou de sa complexité, mais plutôt à cause de sa variabilité, son abondante abondance, sa quantité infinie. »
Comme un jardin chinois, l’œuvre est à l’intersection entre le naturel et l’artificiel, entre l’intervention et la réserve, entre le contrôle et le hasard, entre un temps humain et un temps naturel cyclique et abstrait. C’est un équilibre semblable que l’on retrouve dans le jardin que Duchamp cultive dans l’indifférence de son atelier et que Man Ray photographie en 1920. Élevage de poussière, comme Zen for Film, est un jardin machinique et entropique, suspendu entre contrôle et accident.

Ces espaces ne font pas image, au sens où les jardins à la française ou à l’anglaise constituent des discours visuels et symboliques. On est dans un rapport plus direct et organique à l’œuvre, dont on voit la croissance continue. On est plus proche d’un film comme Mothlight, de Stan Brakhage ; lequel ne filme pas la nature, mais pose sur la pellicule des plantes, des feuilles, des insectes. Le point de vue n’est pas celui d’une perception humaine, mais celui de la matière même, il nous situe dans la fabrication et la croissance du jardin. Il en va de même avec Zen for Film, dont l’évolution est quasi imperceptible. On sort du régime traditionnel de perception, comme si l’on essayait de regarder pousser une plante. Le cadre de l’image n’ordonne rien, il laisse advenir.




Puissance du cinéma


L’absence d’image n’est pas un simple vide ou une exposition du dispositif filmique. Dans ses écrits des années 1960, Paik revient souvent sur les thèses de Norbert Wiener. Il insiste notamment sur la question du rapport signal/bruit. Si l’addition de plusieurs signaux peut produire du bruit, le bruit peut également représenter de l’information. Wiener écrit : « Plus le message est probable, moins il contient d’information. Les clichés, par exemple, informent moins que les grands poèmes. » Et Paik de pousser ce raisonnement en écrivant : « Le bruit blanc contient un maximum d’informations [6]. » C’est ce bruit blanc qui pourrait être le véritable objet de Zen for film.

Le film de Paik, les peintures blanches de Rauschenberg ou le silence de Cage ne sont pas opposés à la saturation d’images et de sons qui remplissent leurs autres œuvres, mais ils en poussent la logique à bout, résolvant la tension apparente entre vide et plein. Le film que l’on voit contient bien en puissance tous les films et toutes les images. C’est ce dispositif que l’on retrouve, sous une autre forme, dans les Theaters d’Hiroshi Sugimoto, photographies de salles de cinéma plongées dans l’ombre, où les écrans apparaissent d’un blanc absolument pur. Cette surface parfaitement blanche n’est pas due à une absence d’image, mais au contraire à la superposition de toutes les images du film venues, l’une après l’autre, brûler progressivement la surface du négatif. De la même manière, Zen for Film offre au spectateur une forme à la fois intime et radicale de l’expérience cinématographique. Il ne donne pas accès à un film, mais il autorise le spectateur à se déplacer, un temps, dans la possibilité du Cinéma.





Notes


[1]. Paik rapporte : « George Brecht m’a dit un jour : “Je crois qu’en secret, John Cage est un ambitieux”, comme s’il s’agissait là d’une grande découverte… ».


[2]. Les koans sont de très courtes anecdotes ou questions qui servent de support à la pratique et l’enseignement du zen. On peut donner en exemple ce disciple qui interroge son maître sur la Voie. Pour toute réponse le maître s’empare d’un sabre et tranche la main de son disciple. Celui-ci comprend alors l’essence de la Voie. 
[3]. Ce principe de saturation, que David Ross qualifie d’overkill, vient probablement de la collaboration de Paik avec le cinéaste Jud Yalkut et son idée d’apporter dans les vidéos « too much of everything ».


[4]. On note que Erased De Kooning de Rauschenberg en 1953 fait écho au geste de Paik lorsqu’il coupe la cravate de Cage, un geste violent transmué en une sorte d’hommage.


[5]. « Nous devons faire appel à un nouveau genre de littérature, la science-fiction négative, qui traite du lointain passé comme la science fiction traite du lointain futur… Et avec les mêmes techniques, c’est-à-dire une libre combinaison de savoir reconnu, de sagesse spéculative, de pure fantaisie... »


[6]. Pour la théorie de l’information, toute communication est le mélange d’une information avec du bruit. Le rapport signal/bruit est variable, il constitue à la fois l’intelligibilité et la valeur d’un message. De fait une information parfaitement intelligible est une tautologie pure, tandis qu’un message transmis imparfaitement informe sur son sujet et sur ses conditions de transmission. Le bruit pur est appelé bruit de fond et en anglais white noise.


Les citations de Nam June Paik sont tirées du remarquable ouvrage d’écrits et d’entretiens de Nam June Paik publié aux Éditions Lebeer Hossmann, Du Cheval à Christo.
Merci à Michael Lowe pour les informations concernant la version Fluxbox de 1964.